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Affaire Rachida Dati c/Lamia El Aaraje : tous les tweets ne sont pas permis !

     

Mr Julien Raynaud

Maître de conférences à l'Université de Limoges





Pour réagir à la nomination imminente de l’ancienne garde des Sceaux au poste de ministre de la Culture, l’élue parisienne Lamia El Aaraje avait twitté sur X : « Rachida Dati ministre, mauvaise nouvelle pour la France, bonne nouvelle pour Paris. Corruption passive, recel d’abus de pouvoir, trafic d’influence… Beau palmarès ! ». Madame Dati avait alors saisi en référé le tribunal judiciaire de Paris aux fins d’obtenir la suppression du tweet pour atteinte à la présomption d’innocence et l’octroi de 10 000 € à titre de dommages et intérêts. Dans une ordonnance du 12 mars 2024, la première vice-présidente adjointe du TJ donne gain de cause à Rachida Dati et condamne son adversaire à lui verser 3 000 € en réparation du préjudice moral. Lamia El Aaraje a immédiatement indiqué, toujours sur X, qu’elle ferait « évidemment appel afin de préserver [sa] liberté d’expression et continuer de dénoncer les agissements de Mme Dati »[1]. Autant dire qu’il ne s’agit que du début d’une possible saga judiciaire dans cette affaire.

Ce contentieux fournit une illustration parmi d’autres du conflit assez inéluctable entre la liberté d’expression, ici politique, et le droit au respect de la présomption d’innocence. C’est surtout l’occasion d’examiner la réponse (provisoire ?) à une question pratique épineuse : comment, en un tweet, tenir un discours politique, lequel exige « un degré élevé de protection de la liberté d’expression »[2], tout en respectant la présomption d’innocence d’autrui ? L’exercice suppose de bien réfléchir avant de s’exprimer, car si l’on peut normalement invoquer le bouclier que constitue la liberté d’expression, la dimension politique et ironique des propos ne permet pas de porter atteinte à la présomption d’innocence garantie à tout justiciable.

La liberté d’expression d’une rivale politique
Pour trancher le conflit entre Mesdames Dati et El Aaraje, l’ordonnance étudiée rappelle d’abord les textes applicables. L’article 9-1, alinéa 2, du Code civil permet au juge de prescrire toute mesure pour faire cesser l’atteinte à la présomption d’innocence « lorsqu’une personne est, avant toute condamnation, présentée publiquement comme coupable de faits faisant l’objet d’une enquête ou d’une instruction judiciaire ». Quant à l’article 10, § 2, de la Convention européenne des droits de l’Homme, il prévoit sur le même mode, mais en inversant l’ordre des facteurs, que l’exercice de la liberté d’expression peut faire l’objet de restrictions ou de sanctions si celles-ci sont nécessaires à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. On résume classiquement ceci en retenant que l’expression publique ne doit pas être l’occasion d’un préjugement[3].

L’ordonnance poursuit en reproduisant les deux principes utilisés par la Cour de cassation en 2021 dans le litige relatif à la sortie en salle du film Grâce à Dieu[4] : « Le droit à la présomption d’innocence et le droit à la liberté d’expression ayant la même valeur normative, il appartient au juge de mettre ces droits en balance en fonction des intérêts en jeu et de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime. Cette mise en balance doit être effectuée en considération, notamment, de la teneur de l’expression litigieuse, sa contribution à un débat d’intérêt général, l’influence qu’elle peut avoir sur la conduite de la procédure pénale et la proportionnalité de la mesure demandée ». L’énoncé de ces derniers critères a été présenté par la Cour de cassation comme découlant de l’arrêt Bédat c/ Suisse rendu par la Cour européenne des droits de l’Homme le 29 mars 2016, qui statuait alors sur une violation du secret de l’instruction par un article de presse. Il n’est pas sûr qu’un tel contexte soit exactement transposable à la situation où une responsable politique s’exprime dans un tweet.

Les juges de Strasbourg avaient rappelé dans l’affaire Bédat que l’article 10, § 2, de la Convention européenne ne laissait guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans deux domaines : celui du discours politique et celui des questions d’intérêt général[5]. Voilà qui paraît favorable à Mme El Aaraje, puisque le TJ de Paris reconnaît que les propos de cette dernière s’inscrivaient dans un débat d’intérêt général : « questionner le choix de nommer dans les plus hautes fonctions publiques des personnalités mises en cause dans des procédures pénales était (…) parfaitement légitime ». La présidente du tribunal estime même qu’il était permis à Mme El Aaraje une certaine dose de véhémence dont la portée ne pouvait échapper au lecteur informé de l’antagonisme entre elle et Madame Dati. Somme toute, on comprend qu’elle s’exprimait surtout, sur un ton polémique, pour ses 13 000 abonnés (son message avait atteint un peu moins de 18 000 vues), lesquels savaient certainement que les ennuis de Madame Dati n’en étaient qu’au stade de l’instruction.

La présomption d’innocence de tout justiciable
La motivation de l’ordonnance rendue le 12 mars 2024 prend un tour défavorable pour Mme El Aaraje quand le TJ souligne que « toutefois » la liberté de discussion politique ne revêt pas un caractère absolu, elle suppose d’éviter les propos vexatoires ou humiliants, le format court nécessitant de la rigueur. Et en l’espèce, le tweet de l’élue parisienne se voit reprocher son caractère péremptoire et univoque. Il serait donc trop tranchant et ne permettrait pas la réplique contradictoire. On a l’impression qu’ici l’ordonnance s’égare un peu, au moins compte tenu du fait que les utilisateurs du réseau X ne se privent pas de répondre à un tweet qui leur déplaît. La motivation du TJ s’enrichit cependant d’un argument plus technique qui se veut décisif : le message posté par Mme El Aaraje ne contribue nullement au débat d’intérêt général. Effectivement, il n’apporte aucun élément nouveau, aucun éclairage ; il se contente de travestir la réalité judiciaire, en semblant dresser une énumération de condamnations avérées. C’est en ce sens que selon le tribunal les limites de la liberté d’expression ont été dépassées.

On soulignera que cette distinction un brin subtile entre tenir des propos qui s’inscrivent dans un débat d’intérêt général et tenir des propos qui y contribuent, découle elle aussi de l’arrêt Bédat c/ Suisse. Dans cette affaire, la Cour européenne n’avait pas voulu déjuger le Tribunal fédéral suisse, selon lequel la divulgation d’éléments soumis au secret de l’instruction n’avait pas apporté d’éclairage « pertinent pour le débat public ». En l’espèce, le journaliste suisse ne démontrait pas que son article « était de nature à nourrir un éventuel débat public »[6]. Une telle perspective se conçoit bien en matière journalistique, afin de pas protéger les révélations qui visent simplement à satisfaire la curiosité du public pour des détails d’ordre privé. En revanche, elle peut sembler excessive si on la transpose à un simple tweet d’une personnalité politique. Comment, en 140 caractères seulement, écrire un message politique qui contribue réellement à livrer des idées concrètes sur une question d’intérêt public ? Il faut au minimum plusieurs posts (un thread) pour prétendre à un tel résultat. Le message sous-jacent du Tribunal serait-il qu’il faut délayer sa pensée, même sur X ?

En réalité, l’ordonnance n’aurait pas dû se lancer sur le terrain du débat d’intérêt général. Dans le combat politique, présenter pour acquise la condamnation d’une personne qui est simplement mise en examen sera toujours fautif, car constitutif par nature d’une violation de la présomption d’innocence, laquelle concourt à la liberté de la défense[7]. Mme El Aaraje est en droit de répéter à l’envi que son opposante politique est multiplement mise en examen, elle peut même rappeler les peines lourdes encourues par la nouvelle Ministre et l’engagement pris par le président de la République en faveur d’une « République exemplaire »[8], mais elle ne peut pas, même en se prévalant de l’ironie et du débat politique, éluder le fait que rien n’a encore été jugé. En l’espèce, elle aurait dû twitter : « un beau palmarès de mises en examen ! ». Ces quatre mots supplémentaires lui auraient évité que le tribunal considère qu’elle avait tenu pour acquise la culpabilité de Rachida Dati.

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[1] https://www.ouest-france.fr/societe/justice/lamia-el-aaraje-adjointe-a-la-maire-de-paris-condamnee-a-verser-5-000-euros-a-rachida-dati-25a0b074-e1f7-11ee-94a7-1385a6efe21e

[2] Selon les mots de l’ordonnance du TJ de Paris.

[3] V. de manière générale E. Dreyer, Droit de la communication, éd° LexisNexis 2018, n° 1728.

[4] Cass. civ. 1re, 6 janvier 2021, n° 19-21.718, https://www.actu-juridique.fr/ntic-medias-presse/affaire-preynat-quand-la-liberte-dexpression-triomphe-du-droit-a-la-presomption-dinnocence/

[5] Arrêt Bédat c/ Suisse, § 49.

[6] Arrêt Bédat c/ Suisse, § 65 et 66.

[7] CE, réf., 14 mars 2005, n° 278435.

[8] Pièce versée aux débats par Madame El Aaraje.

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الثلاثاء 26 مارس 2024

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