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Cour de cassation "FR" : la liberté d’expression - l’appel au boycott de produits importés d’Israël - la légitimation d’exclusions

     



RÉPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, a rendu l'arrêt suivant :

N° M 22-83.197 F-B

N° 01182


RB5
17
OCTOBRE
2023


CASSATION PARTIELLE SANS RENVOI
IRRECEVABILITÉ


M. BONNAL président,





R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________


AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________


ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 17 OCTOBRE 2023



La société [5], les associations [3], [1] et [2], parties civiles, ont formé des pourvois contre l'arrêt de la cour d'appel de Lyon, 4e chambre, en date du 5 mai 2022, qui les a déboutées de leurs demandes après relaxe de Mme [J] [R] des chefs de diffamation publique et provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence, en raison de l'origine, l'ethnie, la nation, la race ou la religion.

Les pourvois sont joints en raison de la connexité.

Des mémoires, en demande et en défense, ainsi que des observations complémentaires, ont été produits.

Sur le rapport de M. Dary, conseiller, les observations de la SCP Rocheteau, Uzan-Sarano et Goulet, avocat de la société [5], les observations de la SCP Waquet, Farge et Hazan, avocat de l'association [1], les observations de la SAS Buk Lament-Robillot, avocat des associations [3] et [2], les observations de la SCP Sevaux et Mathonnet, avocat de Mme [J] [R], et les conclusions de M. Lagauche, avocat général, après débats en l'audience publique du 19 septembre 2023 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Dary, conseiller rapporteur, Mme Labrousse, conseiller de la chambre, et Mme Boudalia, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'article 567-1-1 du code de procédure pénale, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.

Faits et procédure

1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.

2. Le 17 novembre 2017, la société [5] a porté plainte et s'est constituée partie civile du chef notamment de provocation publique à la discrimination en raison de l'appartenance à une nation en raison de faits décrits dans un constat d'huissier du 23 novembre 2016.

3. Aux termes de ce constat, des membres du Collectif 69 se sont présentés devant la Grande pharmacie lyonnaise, à [Localité 4], le 19 novembre précédent, revêtus de sweat-shirts verts portant la mention « Boycott lsraël », ont, durant plusieurs heures, distribué des tracts aux passants et clients de l'officine, et collé des stickers sur les cartes Vitale de certains d'entre eux, manifestant leur souhait de ne plus se voir proposer de produits pharmaceutiques de la marque Teva. Toujours aux termes dudit constat, ces faits ont été relatés sur le compte Twitter du mouvement CAPJPO-Euro-Palestine, accessible publiquement, et sur une page duquel apparaît une discussion intitulée « TEVA, on n'en veut pas : Bravo Lyon! (Photos) » avec un lien renvoyant à une page internet sur laquelle est publié le récit de l'événement, illustré par quatre photographies, en ces termes : « Le Collectif 69 a mené une action d'information sur les médicaments génériques de la marque [5], ce samedi, devant la plus grande pharmacie de [Localité 4] » ; « Nous avons distribué des centaines de tracts aux passants, et collé bon nombre de vignettes sur leurs cartes Vitale. Malgré le fait que la marque [5] taise soigneusement dans ses différentes publicités le fait qu'une partie de ses bénéfices renfloue l'armée israélienne, un nombre significatif de passants étaient déjà avertis et se sont déclarés pas disposés à donner de l'argent au fabricant de médicaments d'un pays qui empêche les Palestiniens de se soigner ", relate [S] du Collectif 69 ».

4. Selon cette même plainte, les propos suivants « (...) une partie de ses bénéfices (de [5]) renfloue l'armée israélienne » ; « la marque [5] (tait) soigneusement, dans ses différentes publicités, Ie fait qu'une partie de ses bénéfices renfloue l'armée israélienne » sont constitutifs du délit de diffamation publique pour motif discriminatoire en raison notamment de l'appartenance à une nation, « au sens de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 ».

5. Par arrêt de la chambre de l'instruction, Mme [J] [R], directrice de publication du site www.europalestine.com, a été renvoyée devant le tribunal correctionnel des chefs susvisés.

6. Les juges du premier degré ont relaxé la prévenue.

7. Les parties civiles ont relevé appel de cette décision ainsi que le ministère public.

Examen de la recevabilité du pourvoi formé par l'association [2] contre l'antisémitisme

8. Selon l'article 59 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, le pourvoi en cassation doit être formé dans les trois jours. Ce délai n'est pas franc et ne peut être prorogé qu'en application de l'article 801 du code de procédure pénale ou en cas de force majeure. Il a pour point de départ le lendemain du jour du prononcé du jugement ou de l'arrêt, lorsque les parties ont été informées, comme le prévoit l'article 462, alinéa 2, dudit code, du jour auquel l'arrêt serait rendu.

9. En l'espèce, il résulte des mentions de l'arrêt attaqué que l'association [2] contre l'antisémitisme, partie civile, était représentée par son conseil lors des débats de l'audience du 27 janvier 2022, que la cour d‘appel a mis l'affaire en délibéré et a renvoyé le prononcé de son arrêt, après en avoir avisé les parties présentes, à l'audience publique du 5 mai 2022, à laquelle la décision a été prononcée.

10. Dès lors, le délai du pourvoi, qui a commencé à courir le 6 mai suivant, a expiré le 9 mai 2022 à minuit, la veille étant un jour férié.

11. Ainsi, le pourvoi formé le mardi 10 mai 2022 l'a été hors délai et n'est pas recevable.

Examen des moyens

Sur le premier moyen, proposé pour l'association [1], le second moyen, proposé pour la société [5] et le premier moyen, proposé pour l'association [3]

Enoncé des moyens

12. Le moyen proposé pour l'association [1] critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a renvoyé Mme [R] du chef des poursuites d'avoir, les 19 et 20 novembre 2016, étant directrice de publication du site www.europalestine.com, par tout moyen de communication au public par voie électronique, en l'espèce internet, provoqué publiquement à la discrimination de la société [5] en raison de l'appartenance à une nation, et a par voie de conséquence déclaré irrecevable la constitution de partie civile de l'association [1], alors :

« 1°/ que si l'appel au boycott, qui vise à communiquer des opinions protestataires tout en appelant à des actions spécifiques qui leur sont liées, relève en principe de la protection de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, il constitue cependant une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié de sorte que, selon les circonstances qui le caractérisent, il est susceptible de constituer un appel à la discrimination d'autrui, lequel relève de l'appel à l'intolérance qui, avec l'appel à la violence et l'appel à la haine, est l'une des limites à ne dépasser en aucun cas dans le cadre de l'exercice de la liberté d'expression ;

2°/ qu'il appartient au juge, saisi de poursuites contre des militants ayant commis une action pour appeler au boycott de produits en raison de leur origine géographique, de rechercher si, compte-tenu de la teneur de cet appel, de ses motifs et des circonstances dans lequel il s'inscrit, leur condamnation présente un caractère nécessaire, dans une société démocratique, pour la protection de l'un des buts légitimes visés à l'article 10 de la Convention, compte-tenu notamment de la nécessaire protection du droit des producteurs et des fournisseurs d'accéder à un marché, et de la nécessité de ne pas importer sur le territoire français un conflit militaire étranger, par des manifestations vindicatives ciblant des personnes françaises ou étrangères et risquant d'attiser la haine d'une partie de la population à l'égard d'une autre ;

3°/ qu'il doit à ce titre rechercher si la teneur de cet appel procède, de la part de ces militants, d'une volonté réelle d'informer objectivement le public sur un sujet d'intérêt général, ou s'il procède au contraire d'une manipulation d'opinion par la diffusion de fausses informations ou d'informations tendancieuses dans le but de contraindre une partie de la population à adhérer à leur thèse ;

4°/ que le juge national doit encore rechercher si les motifs de cet appel sont justifiés, d'une part, par un sujet d'intérêt général lié à la politique de l'Etat dont proviennent les produits concernés, et, d'autre part, par la preuve d'une adhésion ou d'un soutien personnel à cette politique de la part des personnes visées par cet appel au boycott ; qu'en effet, le seul fait qu'une personne privée entretienne des liens réels ou supposés avec un Etat dont la politique fait l'objet d'une contestation dans le cadre d'un débat d'intérêt général, ne saurait justifier de la part de militants un appel public au boycott de l'activité économique, culturelle ou encore sportive de cette personne, sauf à ce qu'il soit démontré que cette dernière adhère ou soutient personnellement cette politique, autrement que par son seul rattachement à cet Etat étranger ;

5°/ qu'enfin, au titre des circonstances dans lesquelles l'appel au boycott est
commis, le juge national doit rechercher, d'une part, si les faits reprochés se sont accompagnés de propos racistes, antisémites ou appelant à la haine ou à la violence, ou d'actes de violences contre les biens ou les personnes et, d'autre part, si, compte-tenu du contexte national du pays où ils sont commis, ces faits ne risquent pas de légitimer, voire d'attiser, les propos haineux et les actes de violences à l'égard d'une partie de la population déjà victime de tels actes ou propos ;

6°/ qu'en l'espèce, il résulte de l'arrêt attaqué que des militants appartenant au mouvement CAPJPO – Euro – Palestine, se sont présentés devant une officine de pharmacie revêtus de sweat-shirts portant la mention « Boycott Israël » et ont distribué pendant plusieurs heures des tracts aux passants et clients de l'officine, et collé des stickers sur les cartes vitales de certains d'entre eux, matérialisant le souhait de ceux-ci de ne plus se voir distribuer de produits pharmaceutiques de la marque [5], exploitée par la société [5] qui est une société de droit français appartenant à un groupe dont la société mère a son siège à Tel Aviv ; qu'il résulte encore de l'arrêt attaqué que Mme [R] a relayé dans divers médias l'action de ces militants en prétendant que les bénéfices de « cette marque » renfloueraient l'armée israélienne et que « cette marque » le tairait soigneusement dans ses publicités pour dissimuler que ses médicaments proviennent d'un pays qui « empêcherait » les palestiniens de se soigner ;

7°/ que pour relaxer Mme [R] du chef de provocation à la discrimination en raison de l'appartenance à une Nation, la cour d'appel a retenu que ces propos s'inscrivent dans le contexte d'une action militante en faveur de la cause palestinienne, dans le cadre d'un débat d'intérêt général portant sur le respect par l'Etat d'Israël du droit international et sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens ; qu'elle a ajouté que la société [5] n'avait pas été gênée par cette action dont elle n'avait entendu parler qu'après qu'elle eut été relayée sur internet ; qu'elle a enfin relevé qu'il n'était pas démontré qu'à l'occasion de cette action auraient été commises des violences ou dégradations ou proférée des menaces, des appels à la haine ou à la violence, des propos racistes ou antisémites, et que seules les personnes qui le souhaitaient se seraient vu remettre à cette occasion un sticker à apposer sur leur carte vitale ;

8°/ qu'en se déterminant ainsi, cependant que, d'une part, les propos relayés par Mme [R] comportaient des informations tendancieuses imputant à la société [5] un financement occulte et direct de l'armée israélienne, autrement que par le seul paiement des impôts de cet Etat auquel est assujettie sa société mère, comme toute société qui a son siège social dans ce pays, d'autre part, les motifs de cet appel au boycott révélaient qu'il ciblait une entreprise en raison des seuls liens qu'elle entretient avec une nation étrangère, indépendamment de toute preuve d'un soutien de sa part ou même d'une adhésion à la politique que cette action avait prétendument pour objet de dénoncer, et de troisième part, compte-tenu du contexte social en France marqué par la recrudescence d'actes antisémites d'une extrême gravité, un tel appel au boycott, qui induit une discrimination à l'égard d'une personne en raison des seuls liens qu'elle entretient avec Israël, peut avoir pour effet de légitimer, voire d'attiser la haine d'une partie de la population française à l'égard d'une autre, la cour d'appel a violé l'article 10 de la Convention européenne des droit de l'homme et l'article 24, alinéa 7, de la loi du 29 juillet 1881. »

13. Le moyen proposé pour la société [5] est pris de la violation des articles 24, 29 et 42 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 131-26 du code pénal, 591 et 593 du code de procédure pénale, ensemble les articles 8 § 1 et 10 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.


14. Le moyen critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a renvoyé Mme [R] des poursuites du chef d'avoir provoqué publiquement à la discrimination de la société [5] en raison de la nation, à savoir Israël, et déclaré en conséquence irrecevable la constitution de partie civile de la société [5], alors :

« 1°/ que constitue un délit toute provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; que si l'appel au boycott des produits d'une société française à raison de ses liens avec
un groupe israélien peut ne pas dépasser les limites admissibles de la liberté
d'expression, lorsqu'il s'inscrit dans le cadre d'un débat d'intérêt général, il en va tout autrement lorsqu'il se double d'accusations de dissimulation, pouvant inciter à l'intolérance et au rejet ; qu'en l'espèce, en estimant que le délit de provocation publique à la discrimination à raison de l'origine de la société [5] n'était pas constituée, sans prendre en compte l'accusation de dissimulation qui doublait l'appel au boycott et était de nature à le priver de toute légitimité, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard des textes susvisés ;

2°/ que constitue un délit toute provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; que si l'appel au boycott, qui vise à communiquer des opinions protestataires tout en appelant à des actions spécifiques qui leur sont liées, relève en principe de la protection de l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, il constitue cependant une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié de sorte que, selon les circonstances qui le caractérisent, il est susceptible de constituer un appel à la discrimination d'autrui ; qu'il appartient par conséquent au juge, saisi de poursuites contre des militants ayant commis une action pour appeler au boycott de produits en raison de leur origine géographique, de rechercher si, compte-tenu de la teneur de cet appel, de ses motifs et des circonstances dans lequel il s'inscrit, leur condamnation présente un caractère nécessaire, dans une société démocratique, pour la protection de l'un des buts légitimes visés à l'article 10 de la Convention ; qu'il doit à ce titre rechercher si la teneur de cet appel procède, de la part de ces militants, d'une volonté réelle d'informer objectivement le public sur un sujet d'intérêt général, ou s'il procède au contraire d'une manipulation d'opinion par la diffusion de fausses informations ou d'informations tendancieuses dans le but de contraindre une partie de la population à adhérer à leur thèse ; qu'en l'espèce, pour relaxer Mme [R] du chef de provocation à la discrimination, la cour d'appel a retenu que ces propos s'inscrivent dans le contexte d'une action militante en faveur de la cause palestinienne, dans le cadre d'un débat d'intérêt général portant sur le respect par l'Etat d'Israël du droit international et sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens ; qu'en se déterminant ainsi, cependant que, d'une part, les propos relayés par Mme [R] comportaient des informations trompeuses imputant à la société [5] un financement occulte et direct de l'armée israélienne, et d'autre part, les motifs de cet appel au boycott révélaient qu'il ciblait une entreprise en raison des seuls liens qu'elle entretient avec une nation étrangère, indépendamment de toute preuve d'un soutien de sa part ou même d'une adhésion à la politique que cette action avait prétendument pour objet de dénoncer, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;

3°/ que constitue un délit toute provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l'égard d'une personne ou d'un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée ; que si l'appel au boycott des produits d'une société française à raison de ses liens avec un groupe israélien peut ne pas dépasser les limites admissibles de la liberté
d'expression, lorsqu'il s'inscrit dans le cadre d'un débat d'intérêt général, il en va tout autrement lorsqu'il porte atteinte aux droits d'autrui ; qu'en l'espèce, en estimant que le délit de provocation publique à la discrimination à raison de l'origine de la société [5] n'était pas constituée, sans prendre en compte l'atteinte portée aux droits de la société [5] exclusivement, à l'instar de sa liberté d'entreprendre, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard des textes susvisés. »

15. Le moyen proposé pour l'association [3] critique l'arrêt attaqué en ce qu'il a renvoyé Mme [R] du chef des poursuites d'avoir les 19 et 20 novembre 2016, étant directrice de publication du site europalestine.com, par tout moyen de communication au public par voie électronique, en l'espèce internet, provoqué publiquement à la discrimination de la société [5] en raison de la nation, et a par voie de conséquence déclaré irrecevable la constitution de partie civile de l'association [3] et du [2] ([2]), alors :

« 1°/ que l'appel au boycott de produits israéliens, en l'occurrence de produits pharmaceutiques génériques, ne s'apparente aucunement à un discours politique d'intérêt public s'il ne favorise pas une libre discussion sur le sujet relatif à la politique israélienne au regard du droit international public ; que dans cette hypothèse, il provoque, en violation de l'article 24 alinéa 8 de la loi du 29 juillet 1881, à la discrimination, dont la sanction constitue une ingérence nécessaire dans l'exercice de la liberté d'expression, dans une société démocratique ; que le fait pour des militants d'appeler au boycott de produits pharmaceutiques israéliens en distribuant des centaines de tracts aux passants devant la plus grande pharmacie de [Localité 4], indiquant à ces derniers que l'entreprise israélienne [5], fabricant des médicaments génériques de cette marque, tait soigneusement le fait qu'elle renfloue l'armée israélienne et en proposant de coller des vignettes sur leurs cartes Vitale représentant une interdiction de Teva ne s'inscrit pas dans un débat public d'intérêt général et vise à imposer des idées à des personnes qui prises par surprise ne sont pas préparées à un tel débat ; qu'en jugeant pourtant que ces faits, relatés dans le récit de l'action menée par le collectif 69 par Mme [R], s'inscrivaient dans un débat public d'intérêt général, la cour d'appel a violé l'article 24 aliéna 7 de la loi du 29 juillet 1881 ensemble l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

2°/ que l'appel au boycott constitue une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié de sorte que, selon les circonstances qui le caractérisent, il est susceptible de constituer un appel à la discrimination d'autrui qui relève de l'appel à l'intolérance lequel, avec l'appel à la violence et l'appel à la haine est l'une des limites à ne dépasser en aucun cas dans le cadre de l'exercice de la liberté d'expression ; que le fait de distribuer des centaines de tracts aux passants devant la plus grande pharmacie de [Localité 4], indiquant à ces derniers que l'entreprise israélienne [5], fabricant des médicaments génériques de cette marque, tait soigneusement le fait qu'elle renfloue l'armée israélienne et en collant sur les cartes Vitale de certains d'entre eux des stickers avec un logo représentant une interdiction de Teva, non seulement incite à une atteinte aux personnes qui, allant acheter des médicaments à la pharmacie, subissent une pression et une perturbation auxquelles ils ne sont pas préparés, aux biens, en l'occurrence les cartes Vitale, propriété de l'Assurance maladie, mais encore provoque des comportements discriminatoires vis-à-vis d'une entreprise française, la société [5], pour la seule raison qu'elle est une filiale d'un groupe pharmaceutique israélien, présenté comme finançant le mal en renflouant les finances de l'armée israélienne diabolisée et comme le dissimulant intentionnellement ; qu'en jugeant pourtant que les faits en cause traduisent une conviction s'inscrivant dans un débat public d'intérêt général exprimé dans des propos modérés et qu'elle n'incite pas à l'accomplissement d'un acte violent ni à aucune atteinte aux biens ou aux personnes, ni même à provoquer des comportements discriminatoires, le seul fait de ne pas se porter acquéreur d'un bien ou d'un produit, dont rien n'assure que sans cela il aurait été acheté, ne pouvant être regardé comme tel, la cour d'appel a violé l'article 24 alinéa 7 de la loi du 29 juillet 1881 ensemble l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

3°/ que le juge français doit, pour sanctionner l'appel au boycott de produits à raison de leur origine géographique lequel constitue une provocation à la discrimination, vérifier la teneur de cet appel, ses motifs et les circonstances dans lesquelles il s'inscrit afin de dire si la condamnation est nécessaire dans une société démocratique pour atteindre le but légitime poursuivi à savoir la protection des droits du producteur des produits en cause en lui permettant l'accès au marché et la défense de l'ordre en évitant l'importation en France d'un conflit étranger par des manifestations attisant la haine à l'encontre d'une partie de la population ; qu'au titre des circonstances dans lesquelles l'appel au boycott est commis, le juge national doit rechercher si les faits reprochés sont accompagnés de propos racistes, antisémites ou appelant à la haine ou à la violence, ou d'actes de violences contre les biens ou les personnes et encore si, eu égard au contexte plus général du pays où ils sont commis, ces faits ne risquent pas d'attiser la haine et la violence à l'égard d'une partie de la population ; qu'en se bornant à énoncer qu'il ne résulte d'aucun élément qui lui sont soumis qu'à l'occasion de l'action en cause auraient été commises des violences ou des dégradations ou proférées des menaces, des appels à la haine ou à la violence, des propos racistes ou antisémites et en jugeant ensuite que l'utilisation, l'instrumentalisation que certains feraient dans des cabinets médicaux du sticker qu'ils ont choisi d'apposer (à une époque ou dans des circonstances inconnues) sur leur carte Vitale apparaît étrangère à l'action personnelle de Mme [R], la cour d'appel qui a ainsi refusé d'apprécier l'ensemble des circonstances dans lesquelles l'appel au boycott a été commis, et en particulier celles liées au contexte général et aux effets qu'il est susceptible de provoquer en attisant la haine à l'encontre de la communauté juive, a violé les articles 24 alinéa 7 de la loi du 29 juillet 1881 ensemble l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ;

4°/ que l'association [3], partie civile, produisait aux débats le témoignage d'un médecin parisien qui, après avoir refusé des cartes Vitale munies du sticker « Teva j'en veux pas », avait fait l'objet de menaces verbales avec des allusions antisémites (pièce 47), le témoignage d'un médecin, membre de la fédération des médecins de France, attestant de la multiplication de conflits entre médecins et patients à la suite d'une campagne proposant d'apposer sur les cartes Vitale un sticker véhiculant un message à caractère politique « stop Teva » et l'existence de menaces verbales à l'encontre d'un autre médecin de [Localité 6], filmé à son insu par un patient, et dont la vidéo, publiée sur internet, avait fait l'objet de messages menaçants à caractère antisémite (pièce 25), les copies d'écran de ladite vidéo intitulée, sur YouTube, « Boycott Israël – un médecin juif refuse sa carte vitale, en France » et des messages en question, violents, menaçants et antisémites (pièce 26) ; qu'en se bornant à énoncer que l'utilisation et l'instrumentalisation que certains feraient dans les cabinets médicaux du sticker qu'ils ont choisi d'apposer sur leur carte Vitale sont étrangères à l'action personnelle de Mme [R] sans rechercher si les menaces et propos antisémites proférés à l'encontre de médecins refusant les cartes Vitale sur lesquelles figure le sticker en cause, de même que les conflits patients-soignants, ne sont pas provoqués par les campagnes appelant au boycott des produits pharmaceutiques Teva, dont notamment celle menée par Mme [R], la cour d'appel a privé sa décision de motifs suffisants violant ainsi l'article 593 du code de procédure pénale. »

Réponse de la Cour

16. Les moyens sont réunis.
17. Pour confirmer le jugement et relaxer la prévenue du chef de provocation publique à la discrimination de la société [5] en raison de son appartenance à la nation israélienne, l'arrêt attaqué énonce notamment qu'il n'est pas contesté que les propos poursuivis s'inscrivent dans le contexte d'une action militante en faveur de la cause palestinienne et d'un appel au boycott des produits de la société [5], en raison de l'appartenance réelle ou supposée de celle-ci à la nation israélienne.

18. Les juges ajoutent que la poursuite s'analyse en une ingérence dans l'exercice de la liberté d'expression consacrée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, qui peut être légitime s'il est établi qu'elle est nécessaire dans une société démocratique, qu'elle reste proportionnée et que les motifs en sont pertinents et suffisants.

19. Ils relèvent, à cet égard, que la Cour européenne des droits de l'homme énonce (CEDH, arrêt du 11 juin 2020, Baldassi et autres c. France, n° 15271/16 et 6 autres) que, d'une part, le boycott est une modalité d'expression d'opinions protestataires et l'appel au boycott qui vise à communiquer des opinions en appelant à des actions spécifiques liées à ces opinions relève par conséquent des stipulations de l'article 10 précité, d'autre part, l'appel au boycott constitue une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression, en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié, si bien que selon les circonstances, il est susceptible de constituer un appel à la discrimination qui relève de l'appel à l'intolérance, lequel avec l'appel à la violence et l'appel à la haine constitue évidemment l'une des limites de la liberté d'expression.

20. Ils observent, également, que la Cour européenne des droits de l'homme n'a pas remis en cause l'interprétation de l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881, soulignant la nécessité pour les juges français de vérifier que l'ingérence repose sur des motifs pertinents et suffisants, ce qui n'était pas le cas dans l'espèce qui lui était soumise, rappelant que les libertés d'expression et de manifester, essentielles au fonctionnement démocratique, s'inscrivent nécessairement dans l'État de droit, cadre de l'équilibre républicain et de l'égalité entre les citoyens mais que le discours militant ou politique ne doit pas appeler à la discrimination, à la haine ou à la violence.

21. Ils rappellent que les premiers juges ont estimé que l'action du Collectif 69 organisée le 19 novembre 2016 s'inscrivait dans un débat d'intérêt général contemporain, ouvert en France comme dans d'autres pays, portant sur le respect du droit international par l'Etat d'Israël et sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens.

22. Ils retiennent, par ailleurs, que, d'une part, les responsables de la société [5] n'ont eu connaissance de cette action que plusieurs jours après l'événement, ce dont il se déduit qu'ils n'en avaient jusque-là pas été gênés, d'autre part, il ne résulte d'aucun élément soumis à la cour qu'à l'occasion de cette action, des violences ou des dégradations auraient été commises, et des menaces, des appels à la haine ou à la violence, des propos racistes ou antisémites auraient été proférés.

23. Ils énoncent, également, que la publication litigieuse constitue un soutien au Collectif 69 et une approbation de son action du 19 novembre 2016, la relation des faits s'inscrivant dans un débat public d'intérêt général, étant exprimée dans des propos modérés, n'incitant pas à des actes violents ni à des atteintes aux biens ou aux personnes, ni même à provoquer des comportements discriminatoires. Ils relèvent, à cet égard, que le seul fait de ne pas se porter acquéreur d'un bien ou d'un produit, en l'espèce un médicament générique ayant donc des équivalents, dont rien n'assure que sans cela il aurait été acheté, ne peut être regardé comme tel.

24. Ils en concluent que, pour ces raisons, Mme [R] n'a pas outrepassé les limites de son droit à la liberté d'expression.

25. En se déterminant ainsi, la cour d'appel n'a méconnu aucun des textes visés au moyen.

26. En effet, les propos publiés qui rendaient compte de l'action militante organisée à [Localité 4] le 19 novembre 2016, s'ils incitaient toute personne concernée à opérer un traitement différencié au détriment de la société [5], ne renfermaient pas de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence et ne visaient pas cette société en raison de son appartenance à la nation israélienne mais en raison de son soutien financier supposé aux choix politiques des dirigeants de ce pays à l'encontre des Palestiniens.

27. Ainsi, le moyen doit être écarté.

Mais sur le moyen relevé d'office et mis dans le débat

Vu les articles 50 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 85 et 86 du code de procédure pénale :

28. Il résulte de ces textes que si l'action publique est mise en mouvement par la plainte avec constitution de partie civile dès que la consignation a été versée, encore faut-il, en cas d'infraction à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, que ladite plainte réponde aux exigences de l'article 50 de la loi précitée, en énonçant la qualification exacte des faits et en précisant le texte édictant la peine dont l'application est demandée.

29. Ces dispositions sont prescrites à peine de nullité de la poursuite. Une telle nullité est d'ordre public et doit être soulevée d'office tant par les juges du fond que par la Cour de cassation.

30. Si une plainte incomplète ou irrégulière peut être régularisée par le réquisitoire introductif, c'est à la double condition qu'il soit lui-même conforme aux prescriptions de l'article 50 susvisé et qu'il soit intervenu dans le délai de la prescription que la plainte entachée de nullité n'a pas interrompu.

31. Il résulte des pièces de la procédure que la plainte avec constitution de partie civile déposée le 17 novembre 2017 par la société [5] retient tout à la fois, pour qualifier certains propos, la diffamation publique, sans autre précision, au visa du seul article 29 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, et la diffamation publique en raison notamment de l'appartenance à une nation, sans visa des textes qui la répriment et sans que le réquisitoire introductif ne soit venu réparer les insuffisances de cette plainte.

32. En conséquence, faute d'avoir constaté la nullité partielle de la poursuite du chef de diffamation publique en raison notamment de l'appartenance à une nation, dont le contenu était de nature à créer une incertitude dans l'esprit de la prévenue quant à l'objet de la poursuite, l'arrêt encourt la cassation.

Portée et conséquences de la cassation

33. Ni l'action publique ni l'action civile n'ont été légalement mises en mouvement du seul chef de diffamation publique à raison de la nation. La cassation sera limitée aux seules poursuites de ce chef, les autres dispositions étant expressément maintenues. Dès lors, il n'y a pas lieu d'examiner les autres moyens devenus sans objet.

34. Elle aura lieu sans renvoi, la Cour de cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l'article L. 411-3 du code de l'organisation judiciaire.

PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu d'examiner les autres moyens de cassation proposés, la Cour :

Sur le pourvoi formé par l'association [2] contre l'antisémitisme :

Le DÉCLARE IRRECEVABLE ;

Sur les pourvois formés par la société [5], les associations [3] et [1] :

DIT que ni l'action publique ni l'action civile n'ont été légalement mises en
mouvement du chef de diffamation publique à raison de la nation ;

CASSE et ANNULE l'arrêt susvisé de la cour d'appel de Lyon, en date du 5 mai 2022, mais en ses seules dispositions relatives aux poursuites pour diffamation publique à raison de la nation, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;

DIT n'y avoir lieu à renvoi ;

FIXE à 3 000 euros la somme globale que la société [5], les associations [3], [1] et [2] devront payer à Mme [R] en application de l'article 618-1 du code de procédure pénale ;

ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres
du greffe de la cour d'appel de Lyon et sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du dix-sept octobre deux mille vingt-trois.ECLI:FR:CCASS:2023:CR01182



الاحد 29 سبتمبر 2024
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