CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requêtes nos 63664/19
M. A. et autres contre la France
et 4 autres requêtes
(voir liste en annexe)
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 27 juin 2023 en une chambre composée de :
Georges Ravarani, président,
Lado Chanturia,
Mārtiņš Mits,
Stéphanie Mourou-Vikström,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková, juges,
Catherine Brouard-Gallet, juge ad hoc,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites le 6 décembre 2019,
Vu la décision accordant l’anonymat aux requérants (article 33 du règlement de la Cour),
Vu la décision de porter le grief tiré des articles 2 et 3 de la Convention et le grief tiré de l’article 8 de la Convention à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »),
Vu les observations soumises par le Gouvernement et celles présentées en réponse par les requérants,
Vu les commentaires reçus des gouvernements de la Suède et de la Norvège, de la rapporteuse spéciale des Nations unies sur le droit qu’a toute personne de jouir du meilleur état de santé physique et mentale possible, de l’organisation non gouvernementales (« ONG ») Osez le féminisme et huit autres ONG, ensemble, des ONG Mouvement du nid et Amicale du nid et de la fédération nationale des centres d’information sur les droits des femmes et des familles, ensemble, de l’ONG Coalition for the Abolition Prostitution International, de l’ONG Amnesty International, de l’ONG Médecins du monde et vingt-six autres ONG, ensemble, de Sekswerk Expertise (vingt‑cinq ONG ensemble), et des Sex Work Research Hub et Irish Sex Work Research Network, ensemble, qui ont été autorisés à se porter tiers intervenants,
Notant que les gouvernements albanais, belge, britannique, bulgare, espagnol et roumain n’ont pas souhaité se prévaloir de leur droit de prendre part à la procédure (article 36 § 1 de la Convention),
Notant que M. Guyomar, juge élu au titre de la France, s’est déporté pour l’examen de ces affaires (article 28 du règlement de la Cour), et que le président de la chambre a décidé de désigner Mme C. Brouard-Gallet pour siéger en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 b) du règlement),
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
INTRODUCTION
1. Les requêtes concernent l’incrimination en droit pénal français de l’achat de relations de nature sexuelle. Invoquant les articles 2, 3 et 8 de la Convention, les requérants soutiennent que cela met dans un état de grave péril l’intégrité physique et psychique et la santé des personnes qui, comme eux, pratiquent l’activité de prostitution, et que cela porte radicalement atteinte à leur droit au respect de leur vie privée ainsi qu’à celui et de leurs clients, en ce qu’il comprend le droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle.
EN FAIT
2. Les requérants sont deux cent soixante et un hommes et femmes de diverses nationalités : albanaise, algérienne, argentine, belge, brésilienne, britannique, bulgare, camerounaise, canadienne, chinoise, colombienne, dominicaine, équatoguinéene, équatorienne, espagnole, française, nigériane, péruvienne, roumaine et vénézuélienne. Ils sont représentés par Me P. Spinosi, avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.
3. Le Gouvernement est représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
4. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
5. Les requérants indiquent « exerce[r] à titre habituel l’activité de prostitution de façon licite au regard des dispositions du droit français ». Ils dénoncent l’incrimination de l’achat de relations de nature sexuelle, même entre adultes consentants, instaurée par la loi no 2016-444 du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », et codifiée aux articles 611-1 et 225-12-1 du code pénal (paragraphe 14 ci-dessous).
- Les témoignages de certains des requérants
6. Les requérants produisent des témoignages de seize travailleurs et travailleuses du sexe, qui décrivent la dégradation de leur situation depuis la pénalisation de l’achat d’actes prostitutionnels. Les neuf témoignages suivants émanent de personnes qui sont requérantes devant la Cour (s’y ajoute un dixième, non retranscrit, dont l’auteur indique être requérant sans toutefois s’identifier) :
A.M., 26 janvier 2021 (requête no 63664/19)
« (...) Avant [la loi du 13 avril 2016], travaillant par l’intermédiaire d’Internet, et ayant plusieurs messages réguliers de demande de rencontre de la part de potentiels clients, je pouvais facilement imposer mes conditions de travail.
Seulement, depuis cette loi de 2016, qui pénalise mes clients, j’ai pu noter que leur nombre s’est réduit, ce qui a entrainé une grande précarité, ainsi que des dettes impayables.
De plus, j’ai perdu la capacité à me protéger de manière efficace. Ayant moins de clients, ma possibilité de choix s’est réduite. Et depuis cette loi, je me suis vu accepter des pratiques (et des tarifs) que j’avais la possibilité de refuser avant.
J’ai donc commencé à accepter des rencontres pour des prix cassés, ce qui a amplifié ma précarité.
Aussi, je connais une grande difficulté (voir une impossibilité) à imposer la capote. Ma santé sexuelle s’en est vue profondément atteinte, et depuis cette loi, j’ai régulièrement des infections sexuellement transmissibles et je suis aujourd’hui séropositif.
Cette loi est donc dangereuse : elle donne plus de pouvoir à mes clients les plus dangereux, en leur donnant la possibilité de m’imposer leurs conditions alors que cela devrait être à moi d’imposer les miennes.
(...) Stigmatiser le fait d’être client ne m’aide pas en tant qu’exerçant des échanges économico-sexuels (...).
Cela a aussi un impact sur ma santé mentale, en amplifiant des envies de disparaitre de ce monde (...).
Cette loi ne me met pas seulement en danger sur des plans financier et sanitaire, mais elle nous coupe aussi de toute possibilité à créer une société où les échanges économico‑sexuels puissent s’exercer de manière saine (...) ».
T.S., 10 novembre 2021 (requête no 24387/20)
« (...) Pour protéger mes clients qui ne veulent plus être surpris par la police, je suis contraint d’accepter de les recevoir chez moi même si je n’en ai pas envie, et prendre le risque qu’un faux client, un agresseur se faisant passer pour un client, sache où j’habite et décide de me harceler, me menacer ou me dénoncer auprès de mes voisins.
(...) depuis la pénalisation des clients, les prix des passes ont baissé. Avant la loi, on pouvait se permettre de refuser des clients avec lesquels nous n’étions pas d’accord sur les conditions du service rendu. Pendant mes quinze premières années de travail sexuel, j’ai réussi à systématiquement imposer le port du préservatif, et je n’ai eu aucune infection sexuellement transmissible dans le cadre du travail sexuel. Après la loi de 2016, tout le monde a perdu en pouvoir de négociation, car les clients ont pris peur, y compris ceux qui n’étaient pas directement ciblés par la police, ne sachant pas où et comment la loi s’applique. Aujourd’hui, on ne peut plus se permettre de refuser un client comme avant. La loi a considérablement renforcé le pouvoir des clients tout en prétendant l’inverse.
Depuis 2016, j’ai dû progressivement accepter des rapports sexuels sans préservatif, ce que je n’aurais jamais imaginé faire auparavant (...). Depuis 2016, j’ai dû être traité pour des gonorrhées et une syphilis. J’ai aussi beaucoup de difficultés à suivre correctement [la] Prophylaxie Pré-Exposition car cela me fait vomir. J’ai donc très peur de devenir séropositif au VIH comme cela est arrivé à des collègues que je connais.
(...) A cause de la loi, beaucoup d’entre nous doivent être davantage mobiles, se déplacer plus loin pour travailler, ce qui veut dire rater des rendez-vous hospitaliers, avoir un moins bon suivi médical, parfois interrompre son traitement. (...) Depuis la loi, il faut s’adapter aux demandes des clients, c’est-à-dire accepter des rendez-vous même tard la nuit quand il n’y a plus de métro et que seuls les escorts acceptent de se déplacer. Beaucoup d’hommes travailleurs du sexe doivent accepter de faire du « chemsex » c’est-à-dire consommer des drogues pendant le rapport sexuel, quand ce n’est pas devoir apporter les drogues nous-mêmes. Avant, c’était aux clients de fournir les drogues et ils ne négociaient pas à ce point.
(...) Avant la loi de 2016, je pouvais demander 200 euros pour une heure et à présent je ne peux demander que 100 euros maximum. Je connais des escorts qui acceptent des rapports pour 50 euros. Les prix dans la rue ont baissé jusqu’à 10 euros pour une fellation dans le bois. Si je refuse de faire du bareback je n’ai quasiment plus de clients. Pour moi, il est évident que la pénalisation a eu un impact négatif sur les prix dans l’industrie du sexe et la normalisation du sexe non protégé puisqu’il y a un effet domino qui se diffuse d’un secteur à un autre de l’industrie du sexe.
C’était de toute façon l’objectif des défenseurs de la loi, qui ont toujours dit qu’il fallait que le travail sexuel rapporte moins d’argent pour qu’on soit obligés de faire autre chose. Mais en faisant cela, j’estime qu’ils mettent ma santé et ma sécurité en danger, et me dictent quelle conduite sexuelle je dois avoir alors que je ne fais de mal à personne. Je suis déclaré à l’URSSAF en tant que travailleur du sexe, et je paie mes impôts, mais je ne suis pas un citoyen comme les autres, comme si ma vie n’avait aucune valeur, que je peux mourir demain, tout le monde s’en fout. Au contraire, ça fera une pute en moins et ils pourront dire que c’est un succès dans leur croisade morale contre le mal (...) ».
S.T., 16 novembre 2021 (requête no 63664/19)
« (...) D’un lieu de travail peu conventionnel mais autonome et indépendant et sécurisé avec une grande entraide, des clients respectueux et le choix des pratiques et du chaland, nous avons vu glisser et s’empirer nos conditions de travail graduellement jusqu’au vote de la loi. Et dégénérer depuis la loi.
Je suis depuis 2015 en dépression, ainsi que nombre de collègues. Certaines se sont suicidées.
Je pouvais trier et choisir le client avant cette loi. Depuis qu’il se fait rare, je prends des risques.
Certaines collègues se sont faites violentées, voler alors que cela n’arrivait jamais avant dans nos conditions optimales de sécurité et dans le respect des personnes qui naguère avant la loi sollicitaient nos services.
La loi n’a rien prévu pour me sortir, ainsi que mes collègues, de la précarité dans laquelle elle nous a plongées.
La loi n’a rien prévu pour nous prémunir de la stigmatisation et des violences.
La loi m’a enlevé mon outil d’autonomie et de projection de vie et de fierté de maman qui peut offrir de belles études à son enfant.
(...) Cette loi détruit à petit feu mon autonomie, ma sécurité et ma vie.
Pour moi le pire manquement aux droits des personnes dans cette disposition d’interdiction d’achat s’acte sexuel mais aussi dans toutes les dispositions de la loi de 2016 en général (...) est que la loi considère que la personne qui se prostitue est une personne en incapacité psychique et moral.
L’État devient de facto dans cette loi le tuteur, mon tuteur, et quel indigne tuteur avec un infame parcours de sortie à 400 euros par mois, conditionné, en dessous du seuil de pauvreté, équivalent au budget mensuel moyen des français pour leurs animaux de compagnie, avec des stages de formation de bas niveau, une mise en extrême précarité pour les personnes exerçant ou arrêtant, une exposition aux pires violences engendrées par la stigmatisation en tant que victime et « personne en situation de » , tuteur de toutes ces personnes en décidant pour elles puisqu’il la met légalement en situation d’incapacité.
(...) Ces dispositions sont incompatibles avec le respect des droits des personnes de disposer d’elles-mêmes et ne peuvent souffrir d’aucune démonstration de véracité tant scientifique que morale et sociale.
L’état reproduit ce qui nuit le plus à l’émancipation des personnes : décider pour elles. Le législateur incarné en l’occurrence par le féminisme d’état prend le relai du patriarcat et entretien le continuum de domination sur le corps et l’autodétermination des personnes concernées sans qu’aucune solution viable ne soit apportée aux personnes concernées mais pire sans qu’aucune de ses mesures de la loi de 2016 n’ait d’effet sur les enjeux visés : éradiquer la violence et l’exploitation, améliorer l’émancipation, qu’elles soient travailleuses du sexe ou non ».
H.D., 16 novembre 2021 (requête no 63664/19)
« (...) depuis la pénalisation des clients j’ai été obligée de changer mes modalités de travail. Je ne cherche plus les clients dans la rue mais via des annonces sur Internet car les clients ne viennent plus dans la rue à cause de la peur de la pénalisation. Pour pouvoir travailler, je dois exercer le travail du sexe de manière mobile partout en France via des annonces sur Internet et dois faire appel à des intermédiaires pour rédiger mes annonces, trouver des appartements de travail et répondre aux appels des clients étant donné que mon niveau de français n’est pas suffisant.
Cela entraîne pour moi une perte d’autonomie ainsi qu’une perte de revenus, et je me retrouve dans une situation plus précaire qu’auparavant. Le travail via Internet dans les provinces est notamment dangereux, car je suis tout le temps toute seule dans l’appartement et ne connais personne dans la ville. Quand je reçois des clients qui sont violents ou qui viennent pour me voler, j’ai moins de soutien de mes amies et moins de ressources pour me défendre ».
M.L., 16 novembre 2021 (requête no 63664/19)
« [J]’atteste par la présente avoir subi des violences depuis la loi d’avril 2016 qui pénalise les clients de la prostitution. En effet, en décembre 2017 j’ai accepté un client que je n’aurais pas accepté auparavant, il m’a frappée gravement et m’a volé de l’argent. En juillet 2020, un client a sorti un couteau pour me demander de l’argent. J’avais pris le risque de l’accepter, car le nombre de clients à baissé depuis la loi de pénalisation des clients de 2016 et ma situation financière est plus précaire.
D’ailleurs, depuis la loi de la pénalisation des clients, entre avril 2016 et fin 2020 il y a toujours un groupe d’agresseurs qui restent dans l’immeuble, volent et menacent mes clients très régulièrement. Cela a aggravé ma situation financière.
Pour pouvoir travailler, j’ai été obligée de changer mes modalités de travail et maintenant j’exerce le travail du sexe de manière mobile partout en France via des annonces sur Internet. De cette manière, je dois faire appel à des intermédiaires pour rédiger mes annonces et trouver des appartements de travail, étant donné que mon niveau de français n’est pas suffisant. Je subis également plus de violences dans les provinces car je suis dans une situation plus isolée. Le 23 avril 2021 à Lyon, j’ai été victime de deux agresseurs qui avaient pris rdv en tant que clients, mais dès qu’ils sont arrivés dans l’appartement, ils m’ont frappée et m’ont demandé de l’argent. Ils sont revenus deux fois dans la même journée. Ensuite, le 25 août 2021 à Bordeaux, un client m’a violée et m’a étranglée. Il a arrêté quand ma colocataire est rentrée et puis m’a frappé, volé. Depuis la loi de pénalisation des clients, je me retrouve dans une situation plus précaire et en danger qu’auparavant, avec une perte d’autonomie ainsi qu’une perte de revenus. »
X.H., 17 novembre 2021 (requête no 63664/19)
« [J’]atteste par la présente avoir subi des violences depuis la pénalisation des clients.
En effet, en 2016 j’ai été victime de vol aggravé avec violences par trois individus à trois reprises. J’ai été aussi victime d’un viol en 2016. J’ai accepté un client que je n’aurais pas accepté auparavant, mais j’ai pris le risque de l’accepter, car j’avais très peu de travail et de revenus depuis plusieurs jours car le nombre de clients à baissé depuis la loi de pénalisation des clients de 2016.
Je précise que je travaille toujours via des annonces sur Internet et que je continue de recevoir des clients, mais j’ai été obligée d’adapter mes modalités de travail (horaires de travail, durée, etc...) et de revoir à la baisse mes critères de choix dans les clients (voire ne plus choisir du tout quand j’ai peu de clients), pour pouvoir travailler.
En effet, depuis la pénalisation des clients de 2016, il y a de plus en plus de clients qui négocient les prix et les pratiques, et je dois parfois accepter les prix fixés par les clients. De plus, des anciens bons clients peuvent devenir agressifs. À deux reprises, en 2018 et en 2020, deux anciens clients, avec lesquels cela s’était auparavant bien passé, m’ont menacée et ont exigé de l’argent après la « passe ».
Cela entraîne pour moi un grand risque de subir des violences ainsi qu’une perte de revenus importante, et je me retrouve dans une situation beaucoup plus précaire qu’auparavant. »
G.L., 18 novembre 2021 (requête no 63664/19)
« [J’]atteste par la présente avoir subi des violences et avoir perdu en autonomie depuis la loi d’avril 2016 qui pénalise les clients de la prostitution.
En effet, depuis la pénalisation des clients de 2016 j’ai été obligée de changer mes modalités de travail. Je ne cherche plus les clients dans la rue car le nombre de clients à baissé et j’ai de moins en moins de travail. J’ai donc été obligée de changer ma manière de travailler, en cherchant des clients sur Internet. Mais depuis que je reçois les clients via les annonces, je me trouve plus exposée aux violences car je ne peux pas choisir les clients en avance et ne peux plus refuser certains comme avant, quand je cherchais les clients dans la rue.
D’ailleurs, je dois faire appel à des intermédiaires pour rédiger mes annonces et trouver des appartements de travail, étant donné que mon niveau de français n’est pas suffisant. Je dépends d’eux et ne suis plus autonome dans mon travail et je me retrouve dans une situation plus précaire qu’auparavant. »
J.W., 18 novembre 2021 (requête no 63664/19)
« [J’]atteste par la présente avoir subi des violences depuis la loi d’avril 2016 qui pénalise les clients de la prostitution.
En effet, depuis 2016 le nombre de clients dans la rue a beaucoup baissé et ma situation financière est devenue plus précaire. Parfois, je n’ai pas de clients et n’ai pas de travail pendant plusieurs jours. Cela me force à accepter des clients que je n’aurais pas accepté auparavant.
La loi du 2016 pénalise les clients mais finalement je me trouve moi-même être pénalisée et aujourd’hui je suis dans une situation plus précaire et en danger. »
M.S., 20 novembre 2021 (requête no 63664/19)
« (...) Entre les années 2012 et 2016, la quantité d’appels que je recevais quotidiennement était très largement suffisante pour permettre d’effectuer une sélection stricte des personnes que j’acceptais de rencontrer. Au moindre doute je refusais le rendez-vous.
(...) Lorsque la loi dite « de pénalisation du client » est passée en avril 2016, le nombre d’appels reçus a drastiquement chuté. Certains jours je ne reçois aucun appel.
Je suis maintenant obligée de travailler sur des créneaux horaires plus longs et je ne peux plus m’autoriser de jours de repos car il n’y a plus suffisamment de clients.
De fait, depuis cette date je ne peux plus me permettre de sélectionner autant ma clientèle et il m’arrive d’accepter de recevoir des personnes dont je me méfie. Je ne peux plus imposer le port du préservatif lors des fellations car cela me ferait perdre le peu de clients qui restent.
Il est de plus en plus fréquent que j’ai des demandes inconvenantes (rapports sans protections, actes que je ne pratique pas) et je dois accepter certaines personnes irrespectueuses que je n’aurais jamais acceptées auparavant.
Dans le courant de l’été 2018, ma situation financière était au plus bas et je n’avais plus les moyens de payer mon loyer. Le 21 août 2018 J’ai été contrainte d’accepter un rendez-vous avec une personne qui me mettait très mal à l’aise. Mais je n’avais pas d’autre choix si je voulais pouvoir payer mon loyer.
Cette personne est arrivée au rendez-vous mais il s’agissait en fait d’un agresseur venu uniquement dans l’intention de me voler.
Comme je n’avais pas du tout d’argent, il m’a violée et tabassée ce qui a occasionné une incapacité totale de travail de 21 jours et une incapacité temporaire de travail au plan psychologique à 30 jours (affaire jugée au tribunal de Paris le 14 avril 2021).
Suite à cette agression j’ai été dans l’incapacité de travailler plus de 6 mois. Depuis je vis dans la terreur que cela ne se reproduise.
(...) Pour être en sécurité je suis partie exercer dans un « salon de massage », ce qui implique que je donnais une bonne partie de mes gains à une tierce personne. (...) Aujourd’hui je continue à exercer seule mais je ne gagne plus suffisamment pour vivre correctement. J’ai été contrainte de quitter mon logement car je n’avais plus les moyens de payer. »
- La procédure devant le Conseil d’État
7. Le 1er juin 2018, le syndicat du travail sexuel et les ONG Médecins du monde, Parapluie rouge, Les amis du bus des femmes, Cabiria, Griselidis, Paloma, AIDES et Acceptess-T, ainsi que cinq individus, dont quatre des requérants (T.S., requête no 24387/20 ; M.S., requête no 24393/20 ; C.D., requête no 24391/20 ; M.C., requête no 64450/19) saisirent le premier ministre d’une demande tendant à l’abrogation du décret no 2016-1709 du 12 décembre 2016 relatif notamment au stage de sensibilisation à la lutte contre l’achat d’actes sexuels, une peine complémentaire instaurée par la loi du 13 avril 2016 (codifiée aux articles 131-16 9o bis et 225-20 I 9o du code pénal).
8. Le 5 septembre 2018, ils saisirent le Conseil d’État d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir de la décision implicite de rejet du premier ministre. Ils soutenaient en particulier que le décret était dépourvu de base légale dès lors qu’il avait été pris pour la mise en œuvre de dispositions législatives contraires à la Constitution et à l’article 8 de la Convention.
9. Les demandeurs invitèrent le Conseil d’État à renvoyer au Conseil constitutionnel la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution des articles 611-1, 225-12, 131-16 9o bis et 225-20 I 9o du code pénal, dans leur rédaction issue de la loi du 13 avril 2016.
10. Le Conseil d’État transmit cette question au Conseil constitutionnel par une décision du 12 novembre 2018.
- La décision du Conseil constitutionnel du 1er février 2019
11. Le 1er février 2019, le Conseil constitutionnel rendit la décision suivante (no 2018-761 QPC) :
« (...) 5. [Il est reproché aux articles 611-1, 225-12-1, 131-16 9o bis et 225-20 I 9o] de réprimer tout achat d’actes sexuels, y compris lorsque ces actes sont accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé. Cette interdiction générale et absolue porterait à la liberté des personnes prostituées et de leurs clients une atteinte non susceptible d’être justifiée par la sauvegarde de l’ordre public, la lutte contre le proxénétisme et le trafic des êtres humains ou la protection des personnes prostituées. Il en résulterait une méconnaissance du droit au respect de la vie privée, ainsi que du droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle qui en découleraient. Il en résulterait, en deuxième lieu, une méconnaissance de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle. Il est soutenu, en dernier lieu, que la pénalisation de tout recours à la prostitution contreviendrait aux principes de nécessité et de proportionnalité des peines.
6. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur le premier alinéa de l’article 225-12-1 et l’article 611-1 du code pénal.
7. Par ailleurs, certaines parties intervenantes soutiennent que les dispositions contestées auraient pour conséquence d’aggraver l’isolement et la clandestinité des personnes prostituées, les exposant ainsi à des risques accrus de violences de la part de leurs clients et les contraignant, pour continuer à exercer leur métier, à accepter des conditions d’hygiène portant atteinte à leur droit à la protection de la santé.
Sur le grief tiré de la méconnaissance de la liberté personnelle :
(...) 9. Il appartient au législateur d’assurer la conciliation entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et, d’autre part, l’exercice des libertés constitutionnellement garanties, au nombre desquelles figure la liberté personnelle protégée par les articles 2 et 4 de la Déclaration [des droits de l’homme et du citoyen] de 1789.
(...) 11. D’une part, il ressort des travaux préparatoires que, en faisant le choix par les dispositions contestées de pénaliser les acheteurs de services sexuels, le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l’asservissement de l’être humain. Il a ainsi entendu assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre ces formes d’asservissement et poursuivi l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions.
12. D’autre part, l’article 61-1 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen. Si le législateur a réprimé tout recours à la prostitution, y compris lorsque les actes sexuels se présentent comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, il a considéré que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite et que ces infractions sont rendues possibles par l’existence d’une demande de relations sexuelles tarifées. En prohibant cette demande par l’incrimination contestée, le législateur a retenu un moyen qui n’est pas manifestement inapproprié à l’objectif de politique publique poursuivi.
13. Il résulte de tout ce qui précède que le législateur a assuré une conciliation qui n’est pas manifestement déséquilibrée entre, d’une part, l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et de prévention des infractions et la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et, d’autre part, la liberté personnelle. Le grief tiré de la méconnaissance de cette liberté doit donc être écarté.
Sur les autres griefs :
(...) 16. En deuxième lieu, aux termes du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, la Nation « garantit à tous, notamment à l’enfant, à la mère et aux vieux travailleurs, la protection de la santé ... ». Il n’appartient pas au Conseil constitutionnel de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conséquences sanitaires pour les personnes prostituées des dispositions contestées, dès lors que cette appréciation n’est pas, en l’état des connaissances, manifestement inadéquate. Le grief tiré de la méconnaissance du droit à la protection de la santé doit donc être écarté.
17. En dernier lieu, il est loisible au législateur d’apporter à la liberté d’entreprendre et à la liberté contractuelle, qui découlent de l’article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteintes disproportionnées au regard de l’objectif poursuivi.
18. Pour les mêmes motifs que ceux énoncés aux paragraphes 11 et 12, les griefs tirés de la méconnaissance de la liberté d’entreprendre et de la liberté contractuelle doivent être écartés.
19. Il résulte de tout ce qui précède que le premier alinéa de l’article 225-12-1 et l’article 611-1 du code pénal, qui ne méconnaissent ni le droit au respect de la vie privée, ni aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarés conformes à la Constitution. (...) »
- L’arrêt du Conseil d’État du 7 juin 2019
12. Le Conseil d’État rejeta la requête par un arrêt le 7 juin 2019. Renvoyant à la décision du Conseil constitutionnel du 1er février 2019, il écarta le moyen relatif à une prétendue inconstitutionnalité des articles 225‑12-1 et 611-1 du code pénal. Il écarta ensuite le moyen tiré de l’article 8 de la Convention par les motifs suivants :
« (...) 5. Il ressort (...) des travaux parlementaires préalables à l’adoption de la loi du 13 avril 2016 que le législateur, faisant le constat que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d’êtres humains rendus possibles par l’existence d’une demande de relations sexuelles tarifées, a entendu, en instituant une contravention réprimant le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, priver le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite d’êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle et assurer la sauvegarde de la dignité de la personne humaine et de l’ordre public.
6. Or, dès lors qu’elle est contrainte, la prostitution est incompatible avec les droits et la dignité de la personne humaine. Le choix de prohiber la demande de relations sexuelles tarifées par l’incrimination instituée par les dispositions contestées de la loi du 13 avril 2016 repose sur le constat, ainsi qu’il a été dit au point 5, que, dans leur très grande majorité, les personnes qui se livrent à la prostitution sont victimes du proxénétisme et de la traite d’êtres humains qui sont rendus possibles par l’existence d’une telle demande. Dans ces conditions, alors même qu’elles sont susceptibles de viser des actes sexuels se présentant comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, les dispositions litigieuses ne peuvent, eu égard aux finalités d’intérêt général qu’elles poursuivent, être regardées comme constituant une ingérence excessive dans l’exercice du droit au respect de la vie privée protégé par l’article 8 de la Convention (...). Il s’ensuit que le moyen tiré de ce que le décret du 12 décembre 2016 aurait été pris pour mettre en œuvre des dispositions législatives incompatibles avec ces stipulations doit être écarté (...) ».
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
13. Dans l’arrêt V.T. c. France (no 37194/02, §§ 24-25, 11 septembre 2007) la Cour a constaté qu’à l’instar d’autres États membres du Conseil de l’Europe, la France a opté pour une approche dite « abolitionniste » de la prostitution, dans la ligne notamment de la Convention des Nations Unies pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui du 2 décembre 1949 (ratifiée par la France le 19 novembre 1960) : celle-ci est jugée incompatible avec la dignité de la personne humaine ; elle n’est cependant ni interdite – à la différence du proxénétisme, qui est réprimé – ni contrôlée.
14. Le droit français a évolué depuis l’arrêt V.T. c. France. Le Gouvernement indique que « le législateur français a fait le choix de réprimer l’achat d’un acte sexuel quel qu’il soit, aux motifs que : 1) la prostitution est une violence en elle-même et le corps n’est pas un bien marchand qui se monnaye au mépris de la « dignité de la personne humaine », principe à valeur constitutionnelle et rappelé dans le code civil (chapitre 2 « du respect du corps humain ») ; 2) les personnes qui se livrent à la prostitution sont dans une grande majorité des victimes de traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle (...) ». La loi no 2016-444 du 13 avril 2016 « visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées », dont les cinq premiers chapitres concernent le renforcement des moyens de lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains aux fins d’exploitation sexuelle, la protection des victimes de la prostitution et la création d’un parcours de sortie de la prostitution et d’insertion sociale et professionnelle, la prévention et l’accompagnement vers les soins des personnes prostituées pour une prise en charge globale, la prévention des pratiques prostitutionnelles et du recours à la prostitution, et l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel, a ainsi, notamment, abrogé le délit de racolage public (qui était prévu par l’ancien article 225-10-1 du code pénal) et incriminé l’achat de relations de nature sexuelle. Elle a notamment inséré les articles suivant dans le code pénal :
Article 611-1
« Le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de l’amende prévue pour les contraventions de la 5e classe [1 500 euros maximum].
Les personnes physiques coupables de la contravention prévue au présent article encourent également une ou plusieurs des peines complémentaires mentionnées à l’article 131-16 et au second alinéa de l’article 131-17. »
Article 225-12-1
« Lorsqu’il est commis en récidive dans les conditions prévues au second alinéa de l’article 132-11, le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir des relations de nature sexuelle d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage est puni de 3 750 euros d’amende.
Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende le fait de solliciter, d’accepter ou d’obtenir, en échange d’une rémunération, d’une promesse de rémunération, de la fourniture d’un avantage en nature ou de la promesse d’un tel avantage, des relations de nature sexuelle de la part d’une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, lorsque cette personne est mineure ou présente une particulière vulnérabilité, apparente ou connue de son auteur, due à une maladie, à une infirmité, à un handicap ou à un état de grossesse. » (Cette disposition a été modifiée par la loi no 2021-478 du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs des crimes et délits sexuels et de l’inceste : la peine encourue est désormais un emprisonnement de cinq ans et une amende de 75 000 euros.)
Les avis de la commission nationale consultative des droits de l’homme et du défenseur des droits sur la proposition de loi renforçant la lutte contre le système prostitutionnel
15. Le 22 mai 2014, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (« CNCDH ») a rendu l’avis suivant :
« (...) 19. Les articles 16 et 17 de la proposition de loi visent à interdire et à sanctionner l’achat d’un acte sexuel, la CNCDH estime qu’ils posent problème à plus d’un titre. L’exigence de responsabilisation des clients de la prostitution et les fonctions expressive et pédagogique de la loi pénale sont des arguments qui peuvent être avancés en faveur de l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel et de la pénalisation des clients des personnes prostituées. Cependant, la pénalisation du client aura nécessairement des répercussions sur la personne prostituée, puisque l’acte interdit requiert un partenaire exerçant la prostitution. Ainsi, même si c’est le client qui est pénalisé et non la personne qui se prostitue, ces dispositions tendent indirectement à considérer la prostitution comme une activité illicite.
20. La CNCDH s’interroge par ailleurs sur le choix du législateur de fonder sa lutte contre la prostitution sur l’atteinte au principe de dignité, sans prendre les précautions qu’imposerait sa lecture, et ce d’autant que les auditions qu’elle a réalisées montrent combien la question porte division. Elle rappelle à cet égard que les différents travaux du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État, ou du Comité chargé en 2009 de réfléchir à la réécriture du Préambule de la Constitution de 1958, soulignent, au-delà du caractère éminent de ce principe, son ambivalence (...).
21. La proposition de loi appréhende également la question de la prostitution à travers le prisme de l’égalité entre les femmes et les hommes : parce qu’il s’agit d’un acte sexuel imposé par l’argent et la contrainte financière, la prostitution serait en soi une violence faite aux femmes et un obstacle à l’égalité. La CNCDH relève en premier lieu que la diversification des situations de prostitution (féminine, masculine et transgenre) rend difficile l’invocation du principe d’égalité. En second lieu, elle observe que la législation sur la traite et l’exploitation, la répression du recours à la prostitution de mineurs ou de personnes particulièrement vulnérables, la législation sur le viol ... sont autant de moyens juridiques permettant déjà de sanctionner les formes de prostitution contraintes et la violence qui s’exerce alors.
22. La pertinence de la disposition visant à pénaliser le client semble de surcroît discutable tant elle risque d’être contreproductive. En effet, la pénalisation des clients relèguerait en fait les personnes prostituées vers des lieux plus reculés et donc plus dangereux. Le pouvoir de « négociation » avec les clients et de choix du client seraient diminués ; les acteurs médico-sociaux auraient plus de difficultés à accéder aux personnes. On risque également d’observer une plus grande défiance vis-à-vis des forces de l’ordre et donc un moindre réflexe d’y recourir en cas de violence subie, ce qui constituerait de fait un recul du droit. Cette bienveillance paradoxale induirait donc des stratégies de contournement qui ne seraient pas sans grave incidence sur la santé et les droits des personnes prostituées.
23. En vérité, plutôt que d’instituer un nouvel instrument répressif, mieux vaudrait s’interroger sur la rareté des poursuites et des condamnations dans les cas de recours à la prostitution d’un mineur. (...) La CNCDH estime que la politique pénale doit mettre au cœur de ses priorités la poursuite des clients des mineurs.
24. La pénalisation des clients, difficile à mettre en œuvre, risque de n’avoir d’impact que sur la prostitution visible, la prostitution de rue, et non sur les autres formes d’exploitation de la prostitution. Elle va sans doute contribuer à accentuer le développement d’autres formes de prostitution, dites prostitution « indoor ». Or cette prostitution « invisible » est plus mouvante, voire insaisissable. Dès lors, les victimes de ces formes d’exploitation étant moins accessibles aux associations et aux pouvoirs publics, se pose dont le problème de leur prise en charge et de leur accompagnement. De plus, dans une Europe aux législations hétérogènes, la pénalisation des clients risque de les repousser aux frontières (cf. ce qui se passe à la frontière franco-espagnole, à la Junquera, ou ce qui se passe dans les eaux territoriales danoises, entre la Suède et le Danemark).
25. On peut d’ailleurs s’interroger plus largement sur la cohérence du dispositif prévu : si l’objectif est d’inscrire la prostitution dans le champ des violences et des atteintes la dignité de la personne, pourquoi la nouvelle infraction de recours à la prostitution n’est considérée que comme un simple trouble mineur à l’ordre public, puni par une contravention de 5ème classe ? En outre qu’en est t-il de la symbolique de la loi pénale si, au-delà de l’incertitude pesant sur l’effectivité de sa mise en œuvre, l’interdit se voit discrédité par la faiblesse de la peine contraventionnelle qui l’accompagne ? Enfin, l’efficacité de la répression impliquera la mise en place de dispositifs de surveillance dont la nécessaire généralisation contredira évidemment les exigences d’une société libre.
(...) Recommandation no 8 : la CNCDH estime que l’interdiction d’achat d’un acte sexuel et la pénalisation des clients de la prostitution n’est pas une mesure appropriée pour lutter contre la traite et l’exploitation de la prostitution (...) »
16. Le 16 décembre 2015, le Défenseur des droits a rendu l’avis (no 15‑28) ci-dessous :
« (...) Le Défenseur signale que l’interdiction de l’achat d’un acte sexuel basée sur le modèle suédois n’est pas la mesure la plus efficace pour « réduire la prostitution et pour dissuader les réseaux de traite et de proxénétisme de s’implanter sur les territoires » et encore moins « la solution la plus protectrice pour les personnes qui resteront dans la prostitution » comme annoncé dans la proposition de loi.
Outre le fait qu’en France comme en Suède, nous ne disposons pas de chiffres fiables et qu’il est donc difficile de quantifier les effets de la loi sur le système prostitutionnel, le modèle suédois cité en référence est aujourd’hui fortement controversé.
Ainsi, l’impact d’une telle disposition sur le phénomène prostitutionnel en France s’annonce limité voire nul. En revanche les effets sur la santé, la sécurité des personnes et leur accès aux droits fondamentaux sont quant à eux bien étayés par les institutions internationales (OMS, ONUSIDA, PNUD) et françaises (CNS, IGAS, INVS). A l’instar des effets engendrés par la pénalisation du racolage en France, la pénalisation des clients accentuera la précarité des personnes prostituées en les forçant à davantage de clandestinité. En effet, une telle mesure déplacera l’exercice de la prostitution de rue dans des zones toujours plus reculées et/ou isolées, empirant les conditions d’exercice déjà difficiles.
À ce titre, cette plus grande clandestinité rendra plus difficile l’action des services de police dans la lutte contre la traite et le proxénétisme. Comment lutter contre les réseaux dès lors que les victimes ne sont plus visibles et accessibles ?
Cette disposition aura également pour effet d’exposer davantage les prostitué-e-s à la violence de certains clients et aux contaminations au VIH et/ou aux hépatites virales. L’OMS, l’ONUSIDA et le CNS sont unanimes : la pénalisation de la prostitution nuit à la santé des personnes qui la pratiquent. Qu’elles soient ou non contraintes à la prostitution, les personnes proposant des services sexuels tarifés verront leurs capacités de négociation réduites les forçant à accepter certaines pratiques ou rapports non protégés.
Par ailleurs, leur accès à la prévention et aux soins sera encore plus problématique en les éloignant des réseaux de soutien des structures associatives et médicales existantes et en rendant plus complexe l’action des acteurs de prévention. Comment appliquer une véritable politique de réduction des risques pourtant inscrite dans la loi dès lors que les personnes se prostitueraient dans des lieux mal connus ou inaccessibles aux associations ?
Enfin, en entretenant l’amalgame entre travail du sexe et délinquance, la pénalisation de la prostitution accroit la vulnérabilité juridique des prostitué-e-s parfois victimes de harcèlement policier, de gardes-à-vues abusives et d’humiliations. De ce fait, les associations observent une plus grande défiance vis-à-vis des forces de l’ordre et un moindre recours en cas de violence subie. Au lieu d’être une source de protection, la sanction des clients pour recours à la prostitution entrave dans l’accès aux droits des personnes prostituées (...) ».
L’enquête relative à l’impact de la loi du 13 avril 2016
17. Une enquête fut conduite entre 2016 et 2018 sous la supervision de deux chercheurs en sciences politiques et sociologie et en coopération avec des associations afin d’évaluer l’impact de la loi du 13 avril 2016 sur les conditions de vie et de travail des personnes prostituées. Soixante-dix entretiens individuels furent réalisés avec des personnes prostituées (trente‑huit autres furent consultées via des « focus groups » et ateliers), et vingt‑quatre entretiens et « focus groups » furent organisés avec des associations de personnes prostituées. Une enquête quantitative fut parallèlement menée, à laquelle cinq cent quatre-vingt-trois personnes prostituées ont répondu.
18. Intitulé « que pensent les travailleurs.se.s du sexe de la loi prostitution – enquête sur l’impact de la loi du 13 avril 2016 contre le système prostitutionnel » et publié en avril 2018, le rapport de l’enquête souligne notamment ce qui suit (extraits du résumé) :
« (...) malgré l’intention de protection des personnes affichée par la loi, la majorité des travailleur.se.s du sexe interrogé.e.s considèrent que la pénalisation des clients s’avère plus préjudiciable pour elles et eux que l’ancienne mesure de pénalisation du racolage public. La grande majorité des personnes considèrent qu’elles maîtrisent moins bien leurs conditions de travail alors que le nombre de clients diminue depuis l’adoption de la loi, voire pendant la période des débats étant donné leur forte médiatisation. Les revenus des travailleur.se.s du sexe ont été fortement impactés. Dans ces conditions, la quasi-totalité des personnes enquêtées se sont prononcées en défaveur de la pénalisation des clients.
(...) Si, depuis la pénalisation des clients, les travailleur.se.s du sexe continuent malgré tout de travailler, leurs conditions de travail se sont fortement dégradées. Malgré ce que la loi annonçait, notamment qu’en pénalisant la demande (les clients) l’offre serait également réduite, les entretiens avec les associations indiquent qu’il n’y a pas de baisse du nombre de travaileur. se.s du sexe. Les effets négatifs de la loi se font ressentir sur leur sécurité, leur santé et leurs conditions de vie en général. La loi a eu un impact négatif sur leur autonomie au travail, sur les risques qu’elles et ils sont amené.e.s à prendre, sur leur stigmatisation et sur leur situation économique. La quasi-totalité des travailleur.se.s du sexe et toutes les associations interrogées décrivent une perte de pouvoir dans la relation avec le client : ce dernier impose plus souvent ses conditions (rapports non proté-gés, baisse des prix, tentative de ne pas payer, etc.) parce qu’il est celui qui prend des risques. Cette situation entraîne un appauvrissement des personnes, surtout pour celles déjà en situation de précarité, en particulier les femmes migrantes travaillant dans la rue.
62,9 % des répondant.e.s a l’enquête quantitative constatent une détérioration de leurs conditions de vie depuis avril 2016 et 78,2 % ont constaté une baisse de leurs revenus. Cette situation les pousse à prendre plus de risques au travail et les impacts sur la santé sont préoccupants. En effet, les entretiens qualitatifs évoquent de manière inquiétante un recul de l’usage du préservatif ainsi que des ruptures de traitement pour des personnes séropositives. Le stress engendré par la précarisation entraîne divers problèmes psychosomatiques, pour certain.e.s des problèmes de consommation d’alcool, de tabac ou autres substances, voire suscite des pensées suicidaires. Les résultats de l’enquête qualitative mettent en évidence une augmentation des violences multiformes : insultes de rue, violences physiques, violences sexuelles, vols, braquages dans les appartements. Précarisation, prise de risque dans les pratiques sexuelles et exposition aux violences forment un cercle vicieux.
(...) Deux ans après le vote de la loi, c’est le volet répressif qui a le plus concerné les travailleur.se.s du sexe en accentuant les situations de précarité, de violences, de stigmatisation et en exposant à des risques pour la santé (...) ».
GRIEFS
19. Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, les requérants soutiennent que la loi française qui érige l’achat de relations de nature sexuelle en infraction pénale met dans un état de grave péril l’intégrité physique et psychique et la santé des personnes qui, comme eux, pratiquent l’activité de prostitution. La France aurait ainsi poussé les personnes prostituées à la clandestinité et à l’isolement. Cela les aurait rendues plus vulnérables face à leurs clients, lesquels se trouveraient plus à même d’être impunément violents à leur égard ou de leur imposer des pratiques à risques, les exposerait davantage au vol, aux agressions, à la stigmatisation et aux risques de contamination, et restreindraient leur accès aux services de prévention, de soins et d’aide à l’insertion.
20. Invoquant l’article 8 de la Convention, les requérants soutiennent que la répression pénale du recours, même entre adultes consentants et même dans des espaces purement privés, à des prestations sexuelles contre rémunération porte radicalement atteinte au droit au respect de la vie privée des personnes prostituées et de leurs clients en ce qu’il comprend le droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle.
EN DROIT
- Jonction des requêtes
21. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en une seule décision.
- Sur la violation alléguée des articles 2, 3 et 8 de la Convention
22. Les requérants invoquent les articles 2, 3 et 8 de la Convention, aux termes desquels :
Article 2
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
Article 3
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
Article 8
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
- Sur la qualité de victime des requérants
- Thèses des parties
a) Le Gouvernement
23. Le Gouvernement estime que les requérants ne peuvent se dire victimes, au sens de l’article 34 de la Convention.
24. Il souligne tout d’abord que les dispositions pénales dénoncées ne visent pas les personnes prostituées, mais les clients de celles-ci. Il précise que le législateur a souhaité modifier la physionomie de la prostitution en créant une infraction à la charge du client et en supprimant l’infraction de racolage à la charge de la personne prostituée, et montrer ainsi que le délinquant était le client plutôt que la personne prostituée. Il fait valoir que la grande majorité des personnes prostituées en France sont soumises à des réseaux de traite d’êtres humains et de proxénétisme (il renvoie à cet égard aux travaux préparatoires), et qu’en interdisant et réprimant l’achat d’actes sexuels, le législateur a entendu prendre les mesures nécessaires à la sauvegarde de la dignité des personnes. Ce serait apparu comme le moyen le plus approprié pour lutter efficacement contre la prostitution subie ou pratiquée sous la contrainte, attentatoire à la dignité de la personne. Le Gouvernement observe ainsi que les requérants, qui exercent l’activité de prostitution, et qui ne sont pas visés par les dispositions qu’ils dénoncent, ne peuvent être considérés comme victimes au sens de la jurisprudence.
25. Le Gouvernement ajoute que les requérants n’allèguent aucun fait précis les ayant affectés individuellement et n’apportent pas « la preuve plausible et convaincante de la probabilité de survenance d’une violation dont ils subiraient les effets », mais se bornent à produire l’étude publiée en 2018 qui avait été produite devant le Conseil d’État, basée sur soixante‑dix entretiens individuels, vingt-quatre entretiens de groupes et un questionnaire auquel cinq cent quatre-vingt-trois personnes ont répondu, qui reconnait que les résultats qu’elle présente ne peuvent être considérés comme entièrement représentatifs de l’ensemble des personnes exerçant le travail sexuel en France. Selon le Gouvernement, l’action des requérants s’apparente à une dénonciation in abstracto de la législation française, qui n’a pourtant d’autre dessein que de les protéger.
26. Enfin, le Gouvernement constate que seuls quatre des requérants ont présenté des requêtes devant les juridictions administrative et constitutionnelle internes.
b) Les requérants
27. Les requérants rappellent qu’un particulier peut soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc de dire « victime » au sens de l’article 34, s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation. Or, font-ils valoir, l’existence d’une incrimination pénale prohibant purement et simplement l’achat de pratiques sexuelles sans aucune réserve les prive de la possibilité d’exercer librement et en sécurité leur activité professionnelle, ce qui affecte leurs droits à la vie, à l’intégrité physique et à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle que garantissent les articles 2, 3 et 8 de la Convention.
28. Les requérants soulignent que le Gouvernement n’étaye pas l’assertion selon laquelle les personnes qui se prostituent sont soumises dans leur très grande majorité à des réseaux de traite ou à des situations de grande vulnérabilité mais se borne à renvoyer aux prises de position de la rapporteure de la proposition de loi. Se référant à une enquête réalisée en 2015 par N. Mai, professeur de sociologie et études migratoires à l’université métropolitaine de Londres, ils font valoir que 7 % des travailleuses du sexe seraient victimes de traite en France (11 % dans le cas des seules étrangères), ce qui serait comparable à d’autre pays voisins tels que le Royaume-Uni, le Danemark et les Pays-Bas. Selon eux, la circonstance que l’activité professionnelle de prostitution peut parfois conduire à des situations d’exploitation et de contrainte ne saurait disqualifier la possibilité même d’un exercice libre.
29. Les requérants indiquent que la pénalisation de l’achat d’actes sexuels favorise l’isolement et la clandestinité des travailleurs du sexe, alimentant ainsi la criminalité, la violence et les risques de contamination, et restreignant l’accès aux services de prévention, de soins et d’aide à la réinsertion. Ils renvoient à l’enquête mentionnée par le Gouvernement (« Que pensent les travailleurs.se.s du sexe de la loi prostitution – enquête sur l’impact de la loi du 13 avril 2016 contre le système prostitutionnel »), réalisée sous la supervision de deux chercheurs en sciences politiques et sociologie et en coopération avec des ONG telles que Médecins du monde. Le rapport de cette étude indique que, selon les personnes prostituées interrogées, la loi de 2016 a eu pour conséquence une accentuation de leur marginalisation et de la précarité de leur situation, ainsi que de leur exposition à des risques d’agression et à des pratiques dangereuses pour leur intégrité ou leur santé, et leur éloignement des structures de soin et de soutien.
30. Les requérants renvoient par ailleurs aux témoignages susmentionnés (paragraphe 6 ci-dessus) de seize travailleurs et travailleuses du sexe, qui décrivent la dégradation de leur situation depuis la pénalisation de l’achat d’actes prostitutionnels.
- Observations des tiers intervenants
31. Le Gouvernement norvégien déclare ne pas être en mesure d’apprécier si les requérants sont victimes au sens de l’article 34 de la Convention. Les autres tiers intervenants n’évoquent pas cette question.
- Appréciation de la Cour
32. La Convention ne reconnaît pas l’actio popularis et la Cour n’a pas normalement pour tâche d’examiner dans l’abstrait la législation et la pratique pertinentes, mais de rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant ou l’ont touché a donné lieu à une violation de la Convention (voir, par exemple, Roman Zakharov c. Russie [GC], no 47143/06, § 164, CEDH 2015, et les références qui s’y trouvent citées).
33. Il s’ensuit que pour pouvoir introduire une requête en vertu de l’article 34 de la Convention, une personne doit en principe pouvoir démontrer qu’elle a elle-même « subi directement les effets » de la mesure qu’elle dénonce. Cette condition est nécessaire pour que soit enclenché le mécanisme de protection prévu par la Convention, même si ce critère ne doit pas s’appliquer de façon rigide, mécanique et inflexible tout au long de la procédure (ibidem).
34. Un particulier peut cependant soutenir qu’une loi viole ses droits en l’absence d’actes individuels d’exécution, et donc se dire « victime » (potentielle) au sens de l’article 34, s’il est obligé de changer de comportement sous peine de poursuites ou s’il fait partie d’une catégorie de personnes risquant de subir directement les effets de la législation (voir, notamment, Burden c. Royaume-Uni [GC], no 13378/05, §§ 33-34, CEDH 2008, Michaud c. France, no 12323/11, CEDH 2012, §§ 51-52, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, § 54, CEDH 2014 (extraits)).
35. La Cour admet de plus qu’un proche d’une victime directe d’une violation de la Convention puisse se dire victime (indirecte) de cette violation. Cela concerne avant tout les cas où la victime directe est décédée ou a disparu dans des circonstances dont il est allégué qu’elles engageaient la responsabilité de l’État (voir Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, §§ 98-100, CEDH 2014, ainsi que les références qui y figurent). La Cour a plus largement indiqué dans l’arrêt Vallianatos et autres c. Grèce [GC] (nos 29381/09 et 32684/09, § 47, CEDH 2013 (extraits)) que l’article 34 de la Convention vise non seulement la ou les victimes directes de la violation alléguée, mais encore toute victime indirecte à qui cette violation causerait un préjudice ou qui aurait un intérêt personnel valable à obtenir qu’il y soit mis fin.
36. En l’espèce la Cour constate en premier lieu que les requérants ne se plaignent pas d’une mesure individuelle qui, prise contre eux, aurait directement affecté leurs droits au titre de la Convention.
37. Elle relève en deuxième lieu que les requérants, qui ne soutiennent pas que les individus qui, comme eux, s’adonnent à la prostitution, tirent leur qualité de victime de celle d’autres qu’eux-mêmes, ne se prétendent pas victimes indirectes des violations de la Convention qu’ils dénoncent, au sens de la jurisprudence rappelée au paragraphe 35 ci-dessus.
38. En troisième lieu, la Cour note que la loi du 13 avril 2016 a supprimé le délit de racolage public, dépénalisant ainsi l’activité des personnes prostituées (paragraphe 14 ci-dessus), et que seuls les clients de la prostitution sont susceptibles d’être poursuivis sur le fondement de l’article 611-1 du code pénal. Il est donc patent que les personnes qui, tels les requérants, s’adonnent à la prostitution, ne se trouvent pas obligées de changer de comportement « sous peine de poursuites » du fait de cette législation. Par ailleurs, il est certes pour le moins crédible que l’incrimination de l’achat de services prostitutionnels décourage les potentiels clients de la prostitution – c’est du reste l’effet recherché par le législateur – et donc affecte l’activité des personnes qui s’adonnent à la prostitution, et les requérants produisent des éléments tendant à montrer que la clandestinité et l’isolement qu’induit cette incrimination augmentent les risques auxquels elles sont exposées. Toutefois, s’il en ressort que les personnes prostituées subissent les effets de cette loi, elles ne les subissent à première vue pas directement dès lors que l’article 611-1 du code pénal concerne une autre catégorie de personnes que celle à laquelle elles appartiennent, puisqu’il ne vise pas le comportement des personnes prostituées mais celui de leurs clients.
39. Sur ce dernier point, la Cour souligne toutefois que, comme l’illustrent les affaires Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande (29 octobre 1992, série A no 246-A) et Vallianatos et autres (précitée), le caractère « direct » des effets de la législation litigieuse sur la situation de la catégorie de personnes à laquelle appartient un requérant doit s’apprécier avec une certaine souplesse. Elle rappelle la nécessité qu’il y a d’appliquer de manière flexible les critères déterminant la qualité de victime (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 54, CEDH 2012). Une approche excessivement formaliste de cette notion pourrait en effet rendre inefficace et illusoire la protection des droits garantis par la Convention (voir, par exemple, mutatis mutandis, Ziętal c. Pologne, no 64972/01, § 59, 12 mai 2009).
40. Dans l’affaire Open Door et Dublin Well Woman, deux femmes en âge de procréer (notamment) dénonçaient sur le terrain de l’article 10 de la Convention, l’interdiction définitive faite par ordonnance judiciaire à des organisation non-gouvernementales et leurs employés ou agents « d’aider les femmes enceintes (...) à se rendre à l’étranger pour y subir des avortements, en leur signalant une clinique, en prenant des dispositions en vue de leur déplacement ou en leur indiquant le nom d’une ou de cliniques données, leur adresse et le moyen de communiquer avec elles, ou de toute autre manière ». Après avoir rappelé que « l’article [34 de la Convention] habilite les particuliers à soutenir qu’une loi viole leurs droits par elle-même, en l’absence d’acte individuel d’exécution, s’ils risquent d’en supporter directement les effets », la Cour a constaté que, s’il n’était pas soutenu que ces deux requérantes fussent enceintes, « elles figur[ai]ent sans conteste parmi les femmes en âge de procréer pouvant pâtir des restrictions incriminées ». La Cour a ajouté que, « puisque la mesure dénoncée risqu[ait] de les léser directement, elles n’essa[yaient] pas de discuter dans l’abstrait la compatibilité du droit irlandais avec la Convention ». Elle en a déduit qu’elles pouvaient se prétendre victimes.
41. Dans l’affaire Vallianatos et autres, des personnes vivant en couple homosexuel se disaient victimes d’une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8 résultant de ce qu’une loi de 2008 donnait la possibilité aux seuls couples hétérosexuels de conclure un « pacte de vie commune ». Constatant que cette loi excluait les couples homosexuels de son champ d’application, lesquels ne pouvaient donc conclure un pacte de vie commune et organiser leur relation de couple selon le régime juridique qu’elle prescrivait, la Cour a jugé qu’ils étaient « directement concernés par la situation et [avaient] un intérêt personnel légitime à ce qu’il y soit mis fin », et qu’ils devaient en conséquence être considérés comme « victimes » de la violation alléguée, au sens de l’article 34 de la Convention.
42. La Cour considère ainsi que des personnes qui allèguent que leurs propres droits au titre de la Convention sont affectés par une loi peuvent dans certaines circonstances se dire victimes d’une violation de ces droits alors même que la loi en question ne régit pas directement leur conduite, dès lors que cette loi génère une situation dont ils subissent directement les effets dans la jouissance de ces droits.
43. Tel est le cas en l’espèce. L’article 611-1 du code pénal ne régit certes pas directement la conduite des personnes qui, tels les requérants, s’adonnent à la prostitution. Il créée cependant une situation dont ils subissent directement les effets. D’une part, parce qu’il s’inscrit dans le cadre d’une réforme législative du régime juridique de l’activité de prostitution qu’elles exercent et que la constitution de l’infraction d’achat de relations de nature sexuelle qu’il sanctionne suppose l’implication des personnes prostituées. D’autre part, plus spécifiquement, parce que, selon les dires des requérants, l’incrimination des clients de la prostitution qu’il opère pousse les personnes prostituées à la clandestinité et à l’isolement, ce qui les exposerait à des risques accrus pour leur intégrité physique et leur vie, et affecterait leur liberté de définir les modalités de leur vie privée, et porterait en conséquence atteinte à leurs droits au titre des articles 2, 3 et 8 de la Convention.
44. Il s’ensuit que les requérants peuvent se dire victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, de la violation de leurs droits au titre des articles 2, 3 et 8 de la Convention qu’ils dénoncent, et qu’il y a lieu de rejeter l’exception préliminaire soulevée à cet égard par le Gouvernement.
- Sur l’épuisement des voies de recours internes
- Thèses des parties
45. Le Gouvernement soutient, d’une part, que seuls les quatre requérants auteurs des requêtes nos 64450/19, 24387/20, 24391/20 et 24393/20 ont exercé un recours en excès de pouvoir devant le Conseil d’État. Il rejette l’argument selon lequel il aurait été vain pour les deux cent cinquante-sept autres requérants (requête no 63664/19) d’user de cette voie au motif que les dispositions législatives litigieuses avaient été déclarées conformes à la Constitution et que le moyen tiré de la méconnaissance de l’article 8 de la Convention avait été expressément écarté par le Conseil d’État. Il invite la Cour à relever à cet égard que, même si cela amenuisait les perspectives de succès des recours internes qu’ils avaient à leur disposition et que, si les griefs tirés de la méconnaissance des articles 2 et 3 de la Convention ont été soulevés en substance devant le Conseil constitutionnel, ils n’ont pas été soulevés devant le Conseil d’État. Il en déduit par ailleurs que les quatre requérants auteurs des requêtes nos 64450/19, 24387/20, 24391/20 et 24393/20 n’ont épuisé les voies de recours internes qu’au regard du grief tiré de l’article 8.
46. Les requérants rappellent dans leurs requêtes qu’ils n’étaient tenus d’épuiser que les voies de recours internes effectives, susceptibles de leur offrir le redressement de leurs griefs et présentant des perspectives raisonnables de succès. Dès lors que ce sont des insuffisances du dispositif législatif qui sont structurellement à l’origine des violations de la Convention dénoncées, seul un recours dirigé contre la loi elle-même pourrait remplir cette condition ; or le Conseil constitutionnel a été saisi de la question de la conformité des dispositions pénales litigieuses au droit au respect de la vie privée et au droit à la protection de la santé et de l’intégrité, et sa décision du 1er février 2019 les jugeant conformes à la Constitution s’impose aux juridictions. Ils ajoutent qu’ont été vainement soulevés devant le Conseil d’État non seulement le grief tiré de l’article 8 de la Convention, mais aussi, en substance, ceux tirés des articles 2 et 3. Ils citent un extrait de la requête‑mémoire déposée le 5 septembre 2018 devant cette juridiction, dans lequel il est soutenu que la pénalisation de l’achat d’actes sexuels est contraire à l’impératif de protection des personnes prostituées, tout particulièrement de leur intégrité physique et de leur santé, en ce que la répression de cette infraction favorise leur isolement et leur clandestinité en alimentant la criminalité, la violence et les risques de contamination et en restreignant l’accès aux services de prévention, de soins et d’aide à la réinsertion. Vu les décisions du Conseil constitutionnel du 1er février 2019 et du Conseil d’État du 7 juin 2019, on ne saurait reprocher à ceux d’entre eux qui n’étaient pas parties à la procédure de ne pas avoir initié un recours interne avant de saisir la Cour.
- Appréciation de la Cour
47. Selon la Cour, la question de l’épuisement des voies de recours internes est dénuée de pertinence dans le contexte du système légal français dès lors qu’elle a conclu que les requérants peuvent se dire victimes en l’absence de mesure individuelle. Elle renvoie sur ce point à l’arrêt S.A.S. c. France (précité, § 61).
48. Ce n’est donc qu’à titre surabondant (ibidem) que la Cour constate, d’une part, que, dans le cadre de la procédure introduite par des ONG et cinq individus, dont quatre des requérants, en vue de l’annulation du décret du 12 décembre 2016, le Conseil constitutionnel a examiné les dispositions litigieuses du code pénal à l’aune du droit au respect de la vie privée, du droit à l’autonomie personnelle et à la liberté sexuelle et du droit à la protection de la santé, et les a déclarées conformes à la Constitution (paragraphe 11 ci‑dessus). D’autre part, dans sa décision consécutive du 7 juin 2019, le Conseil d’État a écarté ces mêmes griefs en renvoyant à la décision du Conseil constitutionnel, ainsi que le grief tiré de l’article 8 de la Convention, au motif qu’ « alors même qu’elles sont susceptibles de viser des actes sexuels se présentant comme accomplis librement entre adultes consentants dans un espace privé, les dispositions litigieuses ne peuvent, eu égard aux finalités d’intérêt général qu’elles poursuivent, être regardées comme constituant une ingérence excessive dans l’exercice du droit au respect de la vie privée protégé par [cette disposition] » (paragraphe 12 ci-dessus). Il apparaît ainsi que, dans une certaine mesure du moins, le juge interne s’est prononcé sur les questions qui sont soumises à la Cour dans le cadre des présentes requêtes.
49. Il convient donc de rejeter l’exception préliminaire relative à l’épuisement des vois de recours internes soulevée par le Gouvernement.
- Conclusion sur la recevabilité
50. Constatant par ailleurs que les requêtes ne sont pas manifestement mal fondées au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elles ne se heurtent à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour les déclare recevables.
Par ces motifs, la Cour,
Décide, à l’unanimité, de joindre les requêtes ;
Déclare, à la majorité, les requêtes recevables, tous moyens de fond réservés.
Fait en français puis communiqué par écrit le 31 août 2023.
Victor Soloveytchik Georges Ravarani
Greffier Président