CINQUIÈME SECTION
AFFAIRE E.S. c. AUTRICHE
(Requête no 38450/12)
ARRÊT
STRASBOURG
25 octobre 2018
DÉFINITIF
18/03/2019
Cet arrêt est devenu définitif en vertu de l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire E.S. c. Autriche,
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant en une chambre composée de :
Angelika Nußberger, présidente,
André Potocki,
Síofra O’Leary,
Mārtiņš Mits,
Gabriele Kucsko-Stadlmayer,
Lәtif Hüseynov,
Lado Chanturia, juges,
et de Claudia Westerdiek, greffière de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 2 octobre 2018,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. À l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 38450/12) dirigée contre la République d’Autriche et dont une ressortissante de cet État, Mme E.S. (« la requérante »), a saisi la Cour le 6 juin 2012 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »). La présidente de la section a accédé à la demande de non-divulgation de son identité qui avait été formulée par la requérante (article 47 § 4 du règlement de la Cour).
2. La requérante a été représentée par le cabinet d’avocats Gheneff-Rami-Sommer, établi à Vienne. Le gouvernement autrichien (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent, M. H. Tichy, ambassadeur, chef du département de droit international au ministère fédéral pour l’Europe, l’Intégration et les Affaires étrangères.
3. La requérante alléguait, entre autres, que sa condamnation pénale pour « dénigrement de doctrines religieuses » (Herabwürdigung religiöser Lehren) avait emporté violation de son droit à la liberté d’expression garanti par l’article 10 de la Convention.
4. Le 16 décembre 2015, le grief formulé sur le terrain de l’article 10 a été communiqué au Gouvernement et la requête a été déclarée irrecevable pour le surplus conformément à l’article 54 § 3 du règlement de la Cour.
5. Des observations ont également été reçues du Centre européen pour le droit et la justice, que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite (articles 36 § 2 de la Convention et 44 § 2 du règlement de la Cour).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
6. La requérante est née en 1971 et réside à Vienne.
7. À partir de janvier 2008, elle tint à l’institut d’éducation du Parti libéral autrichien (Bildungsinstitut der Freiheitlichen Partei Österreichs), classé à droite, un cycle de séminaires intitulé « Les bases de l’islam » (Grundlagen des Islams). Les séminaires n’étaient pas ouverts uniquement aux membres ou invités du Parti libéral, ils étaient aussi annoncés publiquement sur le site Internet de ce dernier. En outre, le chef du parti, H.-C.S., avait diffusé un dépliant spécialement destiné aux jeunes électeurs dans lequel les séminaires étaient présentés comme des « séminaires de haut niveau » dispensés dans le cadre d’un « programme d’enseignement gratuit ». La requérante n’avait pas été associée à la sélection des participants.
8. Les séminaires des 15 octobre et 12 novembre 2009 rassemblèrent chacun une trentaine de participants. Parmi eux se trouvait une journaliste infiltrée, N., travaillant pour une revue hebdomadaire.
9. L’hebdomadaire ayant porté plainte, une enquête préliminaire fut ouverte contre la requérante. Le 11 février 2010, celle-ci fut interrogée par la police au sujet de propos dirigés contre les doctrines de l’islam qu’elle était supposée avoir tenus lors des séminaires.
10. Le 12 août 2010, le parquet de Vienne (Staatsanwaltschaft Wien – « le parquet »), s’appuyant sur l’article 283 du code pénal, engagea contre la requérante des poursuites pour incitation à la haine (Verhetzung). Des audiences eurent lieu le 23 novembre 2010 et les 18 janvier et 15 février 2011.
11. Lors de l’audience du 18 janvier 2011, le tribunal pénal régional de Vienne (Landesgericht für Strafsachen Wien - « le tribunal régional ») informa la requérante qu’il envisageait de modifier la qualification retenue pour son inculpation. Il décida de reporter l’audience afin de laisser à la requérante le temps de préparer adéquatement sa défense.
12. À l’issue de l’audience du 15 février 2011, le tribunal régional acquitta la requérante relativement à certaines déclarations qui avaient initialement été retenues dans l’acte d’accusation dressé sur le fondement de l’article 283 du code pénal. Il statua ainsi en partie parce que le parquet avait retiré les accusations formulées relativement à plusieurs de ces déclarations et en partie parce qu’il n’avait pas été possible d’établir que la requérante avait tenu exactement, ou au moins approximativement, certains des autres propos litigieux, tels qu’ils étaient énoncés dans l’acte d’accusation. La requérante fut toutefois déclarée coupable de dénigrement de doctrines religieuses (Herabwürdigung religiöser Lehren) au sens de l’article 188 du code pénal à raison des trois déclarations dont elle restait accusée. Elle fut condamnée au paiement des dépens et à une peine de cent vingt jours-amende au taux journalier de quatre euros (EUR) (soit 480 EUR au total), convertible en une peine de soixante jours d’emprisonnement en cas de défaut de paiement. Le tribunal retint comme circonstance aggravante le caractère répété des infractions commises par la requérante et comme circonstance atténuante l’absence de condamnations antérieures. Il déclara l’intéressée coupable d’avoir dénigré publiquement un objet de vénération d’une Église ou d’une société religieuse établie dans le pays – à savoir Mahomet, le prophète de l’islam – d’une manière qui pouvait légitimement susciter l’indignation (geeignet, berechtigtes Ärgernis zu erregen).
13. Le tribunal jugea incriminantes les déclarations suivantes :
Traduction française à partir de l’anglais :
« I./ 1. L’un des plus grands problèmes auxquels nous soyons confrontés aujourd’hui est que Mahomet est perçu comme l’homme idéal, l’être humain parfait, le musulman parfait. Autrement dit, le plus haut commandement pour un homme musulman est d’imiter Mahomet, de vivre comme il vivait. Or cela ne peut se faire en conformité avec les normes sociales et les lois qui sont les nôtres. En tant que seigneur de guerre, Mahomet consommait pas mal de femmes, si l’on peut s’exprimer ainsi, et il prenait aussi volontiers son plaisir avec des enfants. Et selon nos critères ce n’était pas un être humain parfait. Le fait que les musulmans entrent en conflit avec la démocratie et notre système de valeurs nous pose d’énormes problèmes aujourd’hui (...)
2. Le plus important des recueils de Hadiths reconnus par toutes les écoles de droit est le Sahih Al-Bukhari. Pour n’importe quel musulman, un Hadith cité d’après Bukhari a valeur de vérité. Et malheureusement, dans l’Al-Bukhari, l’histoire avec Aïcha et les rapports sexuels avec des enfants, c’est écrit (...)
II./ Je me souviens de ma sœur, je l’ai déjà raconté plusieurs fois, quand [S.W.] a fait sa fameuse déclaration à Graz, ma sœur m’a appelée et m’a dit : « Mon Dieu, tu as dit ça à [S.W.] ? ». Je lui ai répondu : « Non, ce n’était pas moi, mais tu peux vérifier, ce n’est pas vraiment un secret ». Et elle : « On ne peut quand même pas dire ça comme ça ! ». Moi : « Un homme de cinquante-six ans et une enfant de six ans ? Comment appelles-tu cela ? Tu me donnes un exemple ? De quoi s’agit-il, sinon de pédophilie ? ». Elle : « Bon, mais il faut le formuler autrement, de façon plus diplomate ». Ma sœur est symptomatique. Nous avons entendu cela tant de fois. « L’époque était différente » – ce n’était pas O.K. à l’époque et ce n’est pas O.K. aujourd’hui. Point. Et ça se passe encore aujourd’hui. On ne doit jamais approuver une chose pareille. Ils embellissent tous la réalité, parce que la vérité est si cruelle (...) »
Version allemande originale :
“I./1. Eines der großen Probleme, die wir heute haben, ist dass Mohammed als der ideale Mann, der perfekte Mensch, der perfekte Muslim gesehen wird. Das heißt, das oberste Gebot für einen männlichen Moslem ist es, Mohammed nachzumachen, sein Leben zu leben. Das läuft nicht nach unseren sozialen Standards und Gesetzen ab. Weil er war ein Kriegsherr, hatte einen relativ großen Frauenverschleiß, um das jetzt einmal so auszudrücken, hatte nun mal gerne mit Kindern ein bisschen was. Und er war nach unseren Begriffen kein perfekter Mensch. Damit haben wir heute riesige Probleme, weil Muslime mit der Demokratie und unserem Wertesystem in Konflikt geraten...
2. Die wichtigsten von allen Rechtsschulen anerkannten Hadith-Sammlungen: Die allerwichtigste ist die Sahih Al-Bukhari. Wenn eine Hadith nach Bukhari zitiert wurde, dann können Sie sicher sein, dass es alle Muslime anerkennen. Und in der Al-Bukhari ist auch blöderweise das geschrieben mit der Aisha und dem Kindersex...
II./ Ich erinnere mich an meine Schwester, das hab ich schon ein paar Mal erzählt, als [S.W.] in Graz ihren berühmten Sager gemacht hat, ruft mich meine Schwester an und sagt: "Um Gottes willen. Hast du ihr das gesagt?" Worauf ich gesagt habe: "Nein, ich war’s nicht, aber es ist nachzulesen, es ist nicht wirklich ein Geheimnis. " Und sie: "Das kann man doch so nicht sagen." Und ich : "Ein 56-Jähriger und eine 6-Jährige ? Wie nennst du das? Gib mir ein Beispiel? Wie nennen wir das, wenn’s nicht Pädophilie ist?" Sie: "Na ja, das muss man ein bisschen umschreiben, diplomatischer sagen." Meine Schwester ist symptomatisch. Das haben wir schon so oft gehört. "Das waren doch andere Zeiten" – das war damals nicht o.k., und es ist heute nicht o.k. Punkt. Und es passiert heute auch noch. So was ist nie gutzuheißen. Sie legen sich alle eine Wirklichkeit zurecht, weil die Wahrheit so grausam ist...“
14. Le tribunal régional estima que les déclarations exposées ci-dessus véhiculaient le message que Mahomet avait des tendances pédophiles. Il déclara que la requérante avait évoqué un mariage entre Mahomet et Aïcha, une enfant de six ans, qui aurait été consommé lorsque celle-ci avait eu neuf ans. Il considéra que, par ces déclarations, la requérante avait insinué que Mahomet n’était pas digne d’être vénéré. Il conclut en revanche qu’on ne pouvait établir qu’elle eût cherché à dénigrer l’ensemble des musulmans, estimant qu’elle n’avait pas suggéré que tous les musulmans fussent pédophiles mais qu’elle avait critiqué ce qu’elle percevait comme l’imitation irréfléchie d’un modèle. Il indiqua que la pédophilie se définissait communément comme une attirance sexuelle dominante envers les enfants impubères. Observant que ce comportement était réprouvé et réprimé par la société, il jugea évident que les déclarations de la requérante étaient de nature à provoquer l’indignation. Il conclut que l’intéressée avait abusivement cherché à prêter des tendances pédophiles à Mahomet, estimant que la critique des mariages d’adultes avec des enfants pouvait certes être légitime, mais qu’en l’occurrence la requérante avait accusé une figure vénérée d’un culte religieux d’être attirée sexuellement et de façon prédominante par le corps des enfants. Il observa qu’elle avait déduit cette attirance supposée du mariage du prophète avec une enfant, en faisant abstraction du fait que le mariage avait duré jusqu’à la mort du prophète et qu’à ce moment Aïcha avait déjà dix-huit ans et avait donc dépassé le stade de la puberté. Il conclut par ailleurs qu’en raison du caractère public des séminaires, qui n’étaient pas ouverts uniquement aux membres du Parti libéral, on pouvait penser que ces déclarations étaient propres à choquer quelques-uns au moins des participants.
15. Le tribunal régional déclara en outre que l’exercice des droits garantis par l’article 10 de la Convention s’accompagnait de devoirs et de responsabilités, et que quiconque entendait en faire usage devait notamment s’abstenir de faire des déclarations inutilement blessantes pour autrui, inaptes par nature à contribuer à un débat d’intérêt général. Il indiqua qu’il convenait de mettre en balance, d’une part, les droits découlant de l’article 9, et, d’autre part, ceux garantis par l’article 10. Il estima qu’il fallait voir dans les propos litigieux non des déclarations de fait mais des jugements de valeur dénigrants qui outrepassaient les limites de la critique admissible. Il considéra que la requérante n’avait pas eu l’intention d’aborder son sujet de manière objective mais qu’elle avait d’emblée cherché à dénigrer Mahomet. Il estima que les mariages d’adultes avec des enfants ne pouvaient être assimilés à de la pédophilie, observant que le phénomène n’était pas propre à l’islam et qu’il était autrefois largement répandu dans les dynasties régnantes européennes. Il ajouta que la liberté de religion, telle que protégée par l’article 9 de la Convention, représentait l’une des assises de toute société démocratique, mais que loin de pouvoir prétendre être à l’abri de toute critique, ceux qui s’en prévalaient devaient, le cas échéant, accepter le rejet de leurs croyances. Il indiqua que dès lors toutefois qu’il s’agissait de garantir l’exercice pacifique des droits consacrés par l’article 9, la forme des critiques dirigées contre des opinions religieuses pouvait engager la responsabilité de l’État. Il estima que l’on pouvait concevoir comme une violation malveillante de l’esprit de tolérance, constitutif de l’un des fondements d’une société démocratique, le fait de présenter des objets de vénération religieuse d’une manière provocatrice, susceptible de heurter les sentiments des adeptes de la religion concernée. Il conclut que l’ingérence que la requérante avait subie – sous la forme d’une condamnation pénale – dans l’exercice de sa liberté d’expression était justifiée dès lors qu’elle avait une base légale et qu’elle s’analysait en une mesure s’étant avérée nécessaire, dans la société démocratique qu’était l’Autriche, pour la préservation de la paix religieuse.
16. La requérante interjeta appel, plaidant que les propos qui lui étaient reprochés était des déclarations de fait et non des jugements de valeur. Elle renvoyait à plusieurs documents qu’elle avait produits comme éléments de preuve et qui, selon elle, confirmaient clairement que Mahomet avait eu, à l’âge de cinquante-six ans, des rapports sexuels avec Aïcha, alors âgée de neuf ans. Elle soutenait qu’il était tout à fait raisonnable de présenter ces faits à la lumière des valeurs de la société actuelle. Se défendant d’avoir eu l’intention de dénigrer Mahomet, elle expliquait qu’elle avait simplement critiqué en soi l’idée qu’un adulte eût eu des relations sexuelles avec une enfant de neuf ans et soulevé la question de savoir si cela s’apparentait à de la pédophilie. Elle arguait que si l’on suivait le raisonnement du tribunal régional, une personne qui prendrait un enfant en mariage et ferait en sorte de maintenir cette union jusqu’à la majorité de l’enfant ne pourrait être considérée comme pédophile. Elle indiquait qu’elle avait utilisé le terme « pédophile » non pas au sens scientifique strict mais tel qu’il était employé dans le langage courant, pour désigner des hommes qui avaient des relations sexuelles avec des enfants mineurs. Exposant que c’était non pas à raison de son mariage avec une enfant qu’elle avait dit que Mahomet était pédophile, mais pour les relations sexuelles qu’il avait eues avec cette enfant, elle soutenait qu’en tout état de cause ses déclarations étaient protégées par les droits que lui garantissait l’article 10 de la Convention, dont celui d’exprimer des opinions et des idées qui heurtent, choquent ou inquiètent.
17. Le 20 décembre 2011, la cour d’appel de Vienne (Oberlandesgericht Wien – ci-après « la cour d’appel ») débouta la requérante, confirmant en substance les conclusions factuelles et juridiques de la juridiction inférieure. Elle indiqua que le tribunal régional avait fondé ses conclusions sur les faits que la requérante avait elle-même exposés, à savoir que Mahomet avait épousé Aïcha lorsque celle-ci avait six ans et avait consommé le mariage lorsqu’elle avait atteint l’âge de neuf ans. Elle estima que le tribunal avait eu raison de distinguer entre le mariage d’adultes avec des enfants et la pédophilie et releva qu’il n’avait pas fondé ses conclusions sur une définition incertaine du terme « pédophilie » mais sur une définition communément admise, comparable à celle qu’utilisait l’Organisation mondiale de la santé. Sur la violation alléguée de l’article 10 de la Convention, elle considéra en se fondant sur la jurisprudence de la Cour (İ.A. c. Turquie, no 42571/98, CEDH 2005‑VIII, et Aydın Tatlav c. Turquie, no 50692/99, 2 mai 2006) qu’il lui fallait examiner si les propos litigieux étaient simplement provocateurs ou s’il y avait lieu d’y voir une attaque injurieuse et intentionnelle dirigée contre le prophète de l’islam. Elle retint la seconde hypothèse, estimant que les déclarations de la requérante – « il s’amusait (...) aussi volontiers avec des enfants », « l’histoire avec Aïcha et les rapports sexuels avec des enfants » et « un homme de cinquante-six ans et une enfant de six ans ? Comment appelles-tu cela ? Tu me donnes un exemple ? De quoi s’agit-il, sinon de pédophilie ? » – ne pouvaient qu’apparaître injustes et insultantes aux yeux de musulmans, quand bien même Mahomet aurait épousé une enfant de six ans et aurait eu des relations avec elle lorsqu’elle avait eu neuf ans.
18. La cour d’appel déclara que la requérante avait été condamnée non parce que les événements qu’elle évoquait étaient censés avoir eu lieu plus de mille ans plus tôt et qu’un comportement similaire ne serait plus tolérable au regard du droit pénal actuel et des valeurs et concepts moraux de la société contemporaine, mais parce qu’elle avait accusé Mahomet de pédophilie en utilisant la forme plurielle « enfants », en évoquant des « rapports sexuels avec des enfants » et en demandant « de quoi s’agit-il, sinon de pédophilie ? » sans apporter la preuve que l’attirance sexuelle primaire envers Aïcha qu’elle prêtait au prophète provenait de ce que celle-ci n’avait pas encore atteint l’âge de la puberté. Elle estima que cette allégation ne reposait sur aucune source crédible, observant qu’aucun document ne suggérait que ses autres épouses ou concubines fussent d’un âge comparable. Elle releva, au contraire, sur la foi de documents produits par la requérante elle-même, que sa première femme était de quinze ans son aînée. Elle estima que si la requérante avait le droit de critiquer la volonté d’autrui d’imiter Mahomet, ses propos témoignaient d’une intention de dénigrer gratuitement les musulmans et de les ridiculiser. Observant que la critique sévère des Églises ou sociétés religieuses (Religionsgesellschaften) ainsi que des pratiques ou traditions religieuses était autorisée par la loi, elle déclara que pareille critique n’était plus admissible lorsqu’elle se transformait en insultes ou en railleries à l’égard d’une croyance religieuse ou d’une personne vénérée par un culte (Beschimpfung oder Verspottung einer Religion oder von ihr verehrten Personen). Elle conclut que l’ingérence que la requérante avait subie dans l’exercice de ses libertés garanties par l’article 10 de la Convention était justifiée. En ce qui concerne l’argument de la requérante selon lequel les personnes qui avaient participé au séminaire connaissaient son approche critique et ne pouvaient s’en offenser, la cour d’appel constata que l’institut d’éducation du Parti libéral autrichien avait offert à de jeunes électeurs d’assister gracieusement au séminaire public et estima que l’on pouvait considérer qu’une participante au moins avait été offensée, puisque c’était une plainte déposée par elle qui avait conduit à l’inculpation de la requérante.
19. Le 16 avril 2012, la requérante se pourvut devant la Cour suprême (Oberster Gerichtshof), sollicitant la réouverture de la procédure (Antrag auf Erneuerung des Strafverfahrens) en vertu de l’article 363a du code de procédure pénale (Strafprozessordnung) et se prévalant des articles 6 § 1, 7 § 1 et 10 de la Convention.
20. Le 6 juin 2012, elle introduisit sa requête devant la Cour.
21. Le 11 décembre 2013, la Cour suprême rejeta la requête en réouverture de la procédure. En ce qui concerne la violation alléguée de l’article 10, elle conclut que la condamnation de la requérante sur le fondement de l’article 188 du code pénal s’analysait en une ingérence dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression mais que cette ingérence était justifiée au regard de l’article 10 § 2 de la Convention. Se référant à la jurisprudence de la Cour (Otto-Preminger-Institut c. Autriche, 20 septembre 1994, série A no 295‑A, İ.A. c. Turquie, précité, Wingrove c. Royaume-Uni, 25 novembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996‑V, Aydın Tatlav, précité, et Giniewski c. France, no 64016/00, CEDH 2006‑I), elle estima que l’ingérence litigieuse visait à préserver la paix religieuse et à protéger les sentiments religieux d’autrui et qu’elle était par conséquent légitime. Elle expliqua que dans de nombreux précédents la Cour avait jugé qu’en matière de religion les États membres avaient le devoir de réprimer les types de comportement ou d’expression qui étaient gratuitement offensants pour autrui et qui avaient un caractère profanateur. Elle jugea que dans les cas où les propos incriminés auraient été jugés ne pas simplement heurter, choquer ou exprimer une opinion « provocatrice » mais constituer une attaque injurieuse dirigée contre un groupe religieux – contre le prophète de l’islam, par exemple, comme dans le cas de la requérante – il pouvait s’avérer nécessaire de prononcer une condamnation pénale afin de protéger la liberté de religion d’autrui. Elle indiqua que, dans le cas d’une condamnation prononcée au titre de l’article 188 du code pénal, les principes développés dans le cadre des articles 9 et 10 de la Convention devaient être pris en compte dans l’appréciation du point de savoir si une déclaration était ou non de nature à « susciter une indignation justifiée ». Elle précisa que tel ne pouvait être le cas d’une déclaration compatible avec les articles 9 et 10 de la Convention et que les juridictions devaient par conséquent analyser la signification des propos litigieux ainsi que le contexte dans lequel ils avaient été tenus et apprécier s’il s’agissait de déclarations de fait ou de jugements de valeur, étant entendu qu’il leur fallait impérativement examiner l’ensemble de ces points pour pouvoir déterminer si les propos incriminés étaient ou non de nature à susciter une indignation justifiée.
22. Appliquant les considérations qui précèdent au cas de la requérante, la Cour suprême déclara que l’intéressée n’avait pas eu l’intention de contribuer à un débat sérieux sur l’islam ou sur le mariage d’enfants mais qu’elle avait seulement cherché à diffamer Mahomet en indiquant, sur la base d’une supposition selon laquelle il aurait eu des relations sexuelles avec une enfant prépubère, qu’il avait un penchant sexuel particulier, ce afin de démontrer qu’il n’était pas digne d’être vénéré. Tout en reconnaissant l’importance du débat sur la question des contacts sexuels entre adultes et enfants, elle estima que l’allégation de la requérante visait surtout à diffamer Mahomet et qu’elle n’était pas de nature à contribuer à un débat d’intérêt général. Se fondant sur les conclusions du tribunal régional selon lesquelles les déclarations de la requérante constituaient des jugements de valeur, elle considéra qu’elles n’avaient pas contribué à un débat sérieux. Elle distingua entre le cas d’espèce et l’affaire Aydın Tatlav (précitée), expliquant que cette dernière concernait un ouvrage scientifique publié dans sa cinquième édition qui contenait un passage formulant à l’égard de la religion des critiques sévères mais non offensantes. Elle jugea que dans l’affaire qui lui était soumise la condamnation pénale constituait une mesure nécessaire dans une société démocratique, au sens de l’article 10 de la Convention. Relevant que la requérante n’avait été condamnée qu’à une amende de 480 EUR, elle jugea par ailleurs proportionnée la sanction qui avait été prononcée. Pour toutes ces raisons, elle rejeta la requête en réouverture de la procédure présentée par la requérante.
23. L’arrêt de la Cour suprême fut notifié à l’avocat de la requérante le 8 juin 2014.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
24. Le chapitre 8 du code pénal, qui définit, entre autres, les différentes infractions pénales contre la paix religieuse (Strafbare Handlungen gegen den religiösen Frieden), comporte un article 188 ainsi libellé :
Article 188 - Dénigrement de doctrines religieuses
« Quiconque dénigre ou bafoue, dans des conditions de nature à provoquer une indignation légitime, une personne ou une chose faisant l’objet de la vénération d’une Église ou communauté religieuse établie dans le pays, ou une doctrine, une coutume autorisée par la loi ou une institution autorisée par la loi de cette Église ou communauté encourt une peine d’emprisonnement de six mois au plus ou une peine pécuniaire de 360 jours-amende au plus. »
25. L’article 283 du code pénal, dans sa version en vigueur au moment des faits, disposait :
Article 283 – Incitation à la haine
« 1. Quiconque, d’une manière susceptible de mettre en danger l’ordre public (...) [incite publiquement] à commettre un acte hostile envers une Église ou communauté religieuse établie dans le pays, ou envers un groupe défini par son appartenance à cette Église ou communauté religieuse, à une race, à une nation, à une une tribu ou à un État encourt une peine d’emprisonnement de deux ans au plus.
2. De même, quiconque cherche à susciter une agitation publique contre un groupe défini au paragraphe 1 ou à le bafouer ou dénigrer d’une manière qui porte atteinte à la dignité humaine est passible de la même peine. »
III. ÉLÉMENTS DE DROIT INTERNATIONAL
26. L’article 20 § 2 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté par les Nations unies en 1966 dispose :
« Tout appel à la haine nationale, raciale ou religieuse qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence est interdit par la loi. »
27. L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe s’est exprimée ainsi dans sa Recommandation 1805 (2007) « Blasphème, insultes à caractère religieux et incitation à la haine contre des personnes au motif de leur religion » :
« 4. En ce qui concerne le blasphème, les insultes à caractère religieux et les discours de haine contre des personnes au motif de leur religion, il incombe à l’État de déterminer ce qui est à considérer comme infraction pénale dans les limites imposées par la jurisprudence de la Cour européenne des Droits de l’Homme. À cet égard, l’Assemblée considère que le blasphème, en tant qu’insulte à une religion, ne devrait pas être érigé en infraction pénale. Il convient, en effet, de distinguer les questions relevant de la conscience morale et celles relevant de la légalité, celles relevant de la sphère publique de celles relevant de la sphère privée. Même si, de nos jours, les poursuites à ce titre sont rares dans les États membres, elles sont encore légion dans d’autres pays du monde.
(...)
14. L’Assemblée note que, en vertu de l’article 9 de la Convention, les États membres sont tenus de protéger la liberté de religion, notamment la liberté d’un individu de manifester sa religion. Les États doivent par conséquent veiller à ce que d’autres n’entravent pas cette manifestation. Toutefois, ces droits peuvent parfois faire l’objet de restrictions justifiées. Le défi pour les autorités est ainsi d’arriver à un juste équilibre entre l’intérêt d’individus en tant que membres d’une communauté religieuse de voir leur droit à manifester leur religion ou leur droit à l’instruction respecté et l’intérêt public ou les droits et intérêts d’autrui.
15. L’Assemblée considère que, pour autant qu’elles soient nécessaires dans une société démocratique, conformément au paragraphe 2 de l’article 10 de la Convention, les législations nationales ne doivent sanctionner que les discours sur les religions qui troublent intentionnellement et gravement l’ordre public, et appellent à la violence publique. (...) »
28. La Commission européenne pour la démocratie par le droit (Commission de Venise) a déclaré dans son « Rapport sur les relations entre liberté d’expression et liberté de religion : réglementation et répression du blasphème, de l’injure à caractère religieux et de l’incitation à la haine religieuse » (CDL-AD(2008)026, §§ 89-92) :
« S’agissant de savoir s’il est nécessaire de compléter la législation par des lois spécifiques en matière de blasphème, d’injure religieuse et d’incitation à la haine religieuse, la Commission considère :
a) que l’incitation à la haine, y compris la haine religieuse, devrait être punissable de sanctions pénales comme c’est le cas dans la quasi-totalité des États européens (...)
b) qu’il n’est pas nécessaire ni souhaitable de créer une infraction d’injure religieuse (c’est-à-dire d’insulte au sentiment religieux) en tant que telle, en l’absence de l’élément essentiel de l’incitation à la haine.
c) que l’infraction de blasphème devrait être abolie (comme c’est déjà le cas dans la plupart des États européens) et qu’elle ne devrait pas être rétablie.
S’agissant de savoir dans quelle mesure les lois pénales sont adaptées et/ou efficaces pour l’instauration d’un équilibre approprié entre le droit à la liberté d’expression et celui au respect des croyances de chacun, la Commission réitère que, de son point de vue, les sanctions pénales ne se justifient qu’en cas d’incitation à la haine (si la qualification de trouble à l’ordre public ne convient pas).
En dépit des difficultés liées à l’application du droit pénal dans ce domaine, l’instauration au niveau paneuropéen de sanctions pénales contre l’incitation à la haine possède une forte valeur symbolique. Elle signifie énergiquement à toutes les sociétés et à tous les éléments qui les composent qu’une démocratie effective ne peut tolérer des comportements et des actes contraires à ses valeurs fondamentales : pluralisme, tolérance, respect des droits de l’homme et non-discrimination. Cependant, il est essentiel que les lois contre l’incitation à la haine soient appliquées sans discrimination aucune.
De l’avis de la Commission, les sanctions pénales ne se justifient pas, en revanche, en cas d’insulte au sentiment religieux, et encore moins en cas de blasphème. »
29. Dans sa résolution 16/18 « Lutte contre l’intolérance, les stéréotypes négatifs, la stigmatisation, la discrimination, l’incitation à la violence et la violence visant certaines personnes en raison de leur religion ou de leur conviction » adoptée le 24 mars 2011, le Conseil des droits de l’homme des Nations unies s’est exprimé en ces termes :
« 2. [Le Conseil des droits de l’homme] [s]e déclare préoccupé par la montée dans le monde des manifestations d’intolérance religieuse, de discrimination et de la violence qui y est associée, ainsi que des stéréotypes négatifs visant certaines personnes en raison de leur religion ou de leur conviction, et condamne, dans ce contexte, toute apologie de la haine religieuse envers des personnes, qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence, et exhorte les États à prendre des mesures efficaces, comme le prévoit la présente résolution, conformément à leurs obligations découlant du droit international des droits de l’homme, pour faire face à ces faits et les réprimer ;
(...)
5. Prend note de la déclaration prononcée par le Secrétaire général de l’Organisation de la Conférence islamique, à la quinzième session du Conseil des droits de l’homme, et s’appuie sur l’appel lancé par lui aux États pour qu’ils prennent les mesures ci-après afin de favoriser un climat intérieur de tolérance religieuse, de paix et de respect, en :
(...)
e) Se prononçant ouvertement contre l’intolérance, y compris l’appel à la haine religieuse, qui constitue une incitation à la discrimination, à l’hostilité ou à la violence ;
f) Adoptant des mesures pour incriminer l’incitation à la violence imminente fondée sur la religion ou la conviction ;
g) Comprenant qu’il faut lutter contre le dénigrement et les stéréotypes négatifs de personnes en raison de leur religion, ainsi que contre l’incitation à la haine religieuse, par la mise au point de stratégies et l’harmonisation des initiatives aux niveaux local, national, régional et international au moyen, notamment, de mesures d’éducation et de sensibilisation ;
h) Reconnaissant qu’un débat d’idées ouvert, constructif et respectueux, et un dialogue interconfessionnel et interculturel aux niveaux local, national et international peuvent jouer un rôle positif dans la lutte contre la haine religieuse, l’incitation à la haine et la violence ; (...) »
30. Le Comité des droits de l’homme des Nations unies a adopté lors de sa 102e session (11-29 juillet 2011) l’Observation générale no 34 sur la liberté d’opinion et la liberté d’expression, dans laquelle on peut lire :
« 3. La liberté d’expression est une condition nécessaire pour la réalisation des principes de transparence et d’obligation de responsabilité qui sont eux-mêmes essentiels à la promotion et la protection des droits de l’homme.
(...)
47. Les lois sur la diffamation doivent être conçues avec soin de façon à garantir qu’elles répondent au critère de nécessité énoncé au paragraphe 3 et qu’elles ne servent pas, dans la pratique, à étouffer la liberté d’expression. Toutes ces lois, en particulier les lois pénales sur la diffamation, devraient prévoir des moyens de défense tels que l’exception de vérité et ne devraient pas être appliquées dans le cas de formes d’expression qui ne sont pas, de par leur nature, susceptibles d’être vérifiées. À tout le moins dans le cas des commentaires au sujet de figures publiques, il faudrait veiller à éviter de considérer comme une infraction pénale ou de rendre d’une autre manière contraires à la loi les déclarations fausses qui ont été publiées à tort, mais sans malveillance. Dans tous les cas, un intérêt public dans la question objet de la critique devrait être reconnu comme un argument en défense. Les États parties devraient veiller à éviter les mesures et les peines excessivement punitives. Le cas échéant, les États parties devraient mettre des limites raisonnables à l’obligation pour le défendeur de rembourser à la partie qui a gagné le procès les frais de justice. Les États parties devraient envisager de dépénaliser la diffamation et, dans tous les cas, l’application de la loi pénale devrait être circonscrite aux cas les plus graves et l’emprisonnement ne constitue jamais une peine appropriée. Il n’est pas acceptable qu’un État partie inculpe pénalement un individu du chef de diffamation puis ne le juge pas dans les meilleurs délais − une telle pratique a un effet fortement dissuasif qui peut restreindre indûment l’exercice du droit à la liberté d’expression par l’intéressé et par d’autres personnes.
48. Les interdictions des manifestations de manque de respect à l’égard d’une religion ou d’un autre système de croyance, y compris les lois sur le blasphème, sont incompatibles avec le Pacte, sauf dans les circonstances spécifiques envisagées au paragraphe 2 de l’article 20 du Pacte. Ces interdictions doivent en outre respecter les conditions strictes énoncées au paragraphe 3 de l’article 19, et les articles 2, 5, 17, 18 et 26. Ainsi, par exemple, il ne serait pas acceptable que ces lois établissent une discrimination en faveur ou à l’encontre d’une ou de certaines religions ou d’un ou de certains systèmes de croyance ou de leurs adeptes, ou des croyants par rapport aux non-croyants. Il ne serait pas non plus acceptable que ces interdictions servent à empêcher ou à réprimer la critique des dirigeants religieux ou le commentaire de la doctrine religieuse et des dogmes d’une foi.
49. Les lois qui criminalisent l’expression d’opinions concernant des faits historiques sont incompatibles avec les obligations que le Pacte impose aux États parties en ce qui concerne le respect de la liberté d’opinion et de la liberté d’expression. Le Pacte ne permet pas les interdictions générales de l’expression d’une opinion erronée ou d’une interprétation incorrecte d’événements du passé. Des restrictions ne devraient jamais être imposées à la liberté d’opinion et, en ce qui concerne la liberté d’expression, les restrictions ne devraient pas aller au-delà de ce qui est permis par le paragraphe 3 ou exigé par l’article 20. (...) »
31. Dans sa Résolution du 27 février 2014 sur la situation des droits fondamentaux dans l’Union européenne (2012) (2013/2078(INI)), le Parlement européen a déclaré :
« Le Parlement européen, (...)
35. rappelle que les lois nationales qui érigent le blasphème en infraction restreignent la liberté d’expression religieuse ou portant sur d’autres croyances, qu’elles sont souvent appliquées aux fins de la persécution, du mauvais traitement ou de l’intimidation de personnes appartenant à des minorités, notamment religieuses, et qu’elles peuvent sérieusement restreindre la liberté d’expression et la liberté de religion ou de croyance ; recommande aux États membres de dépénaliser ces faits ; (...) »
EN DROIT
SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 10 DE LA CONVENTION
32. La requérante voit dans sa condamnation pénale pour dénigrement de doctrines religieuses une violation de l’article 10 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. Le présent article n’empêche pas les États de soumettre les entreprises de radiodiffusion, de cinéma ou de télévision à un régime d’autorisations.
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
A. Sur la recevabilité
33. Constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 a) de la Convention et qu’elle ne se heurte par ailleurs à aucun autre motif d’irrecevabilité, la Cour la déclare recevable.
B. Sur le fond
1. Thèses des parties
34. La requérante voit dans sa condamnation à raison des déclarations susmentionnées une ingérence illicite dans l’exercice de son droit à la liberté d’expression. Se référant à la jurisprudence de la Cour, elle estime que les juridictions internes n’ont pas examiné à la lumière de l’article 10 de la Convention la substance des déclarations incriminées, arguant que si elles l’avaient fait, elles ne les auraient pas qualifiées de simples jugements de valeur. Elle plaide que les jugements de valeur ne sont excessifs que lorsqu’ils ne sont pas reliés à des faits et que les propos qu’on lui reproche étaient fondés sur des faits. Elle expose qu’en déclarant que Mahomet avait eu des rapports sexuels avec une enfant de neuf ans, elle avait cité un fait historique établi et posé la question de savoir si cela pouvait être considéré comme de la pédophilie. Elle soutient que son jugement de valeur reposait sur des faits et qu’il était par conséquent autorisé par l’article 10 de la Convention. Elle argue en outre que par ces déclarations elle n’a fait qu’exprimer des critiques envers l’islam et l’imitation irréfléchie de Mahomet dans le cadre d’un débat objectif et animé, ce que les juridictions internes n’auraient pas pris en compte. Dans ces conditions, ses déclarations s’analyseraient en une critique objective de la religion, elles auraient contribué au débat public et elles n’auraient pas visé à diffamer le prophète de l’islam. La requérante estime que son analyse selon laquelle le comportement de Mahomet s’apparente à de la pédophilie reposait sur une base factuelle suffisante et elle conteste le raisonnement des juridictions internes à cet égard. Elle ajoute que le séminaire s’était étendu sur un certain nombre jours, qu’il avait duré douze heures au total et que pour permettre à une discussion vivante d’avoir lieu, chose indispensable à ce type de séminaire, il fallait tolérer l’une ou l’autre « déclaration individuelle ».
35. La requérante soutient en outre que les groupes religieux doivent être considérés comme des institutions publiques et qu’il leur faut par conséquent accepter d’être critiqués, y compris de façon sévère. Invoquant notamment les arrêts rendus par la Cour dans les affaires Aydın Tatlav, Giniewski (tous deux précités) et Gündüz c. Turquie (no 35071/97, CEDH 2003‑XI), elle considère que tant qu’elles ne constituent pas une incitation à la violence, les attaques inconvenantes dirigées contre des groupes religieux doivent être tolérées même lorsqu’elles sont fondées sur des faits inexacts. Elle argue en outre que les droits garantis par l’article 9 de la Convention n’emportent pas l’interdiction pour quiconque de propager une doctrine hostile aux croyances d’autrui. Elle plaide que seules les expressions qui sont gratuitement offensantes et ainsi constitutives d’une atteinte aux droits d’autrui et qui, dès lors, ne contribuent à aucune forme de débat public doivent être interdites par la loi, ajoutant que les normes de droit international recommandent d’éviter l’adoption de lois érigeant le blasphème en infraction pénale. Elle soutient que sa cause se distingue de l’affaire İ.A. c. Turquie (précitée), où les déclarations incriminées n’auraient pas reposé sur des faits.
36. Sur la question du but poursuivi par la condamnation pénale de la requérante, le Gouvernement expose que l’article 188 du code pénal n’interdit pas en soi les déclarations critiques ou offensantes envers une Église ou communauté religieuse mais réglemente simplement la manière dont pareilles déclarations peuvent être faites. Ainsi qu’il ressortirait des commentaires explicatifs accompagnant le projet de loi dans lequel il trouverait son orgine (Erläuternde Bemerkungen zur Regierungsvorlage, RV 30 BlgNR XIII. GP, p. 326 et suiv.), l’article en question viserait principalement à protéger la paix religieuse en tant qu’élément important de la paix générale au sein d’un État. Le Gouvernement ajoute qu’il convient de concevoir la paix religieuse comme la coexistence pacifique des diverses Églises et communautés religieuses entre elles comme avec les personnes qui ne sont membres d’aucune Église ou communauté religieuse. Il conclut que la condamnation pénale infligée à la requérante poursuivait des buts légitimes, à savoir la défense de l’ordre (au travers de la protection de la paix religieuse) et la protection des droits (en l’occurrence les sentiments religieux) d’autrui.
37. Le Gouvernement explique que, dans l’examen des déclarations litigieuses, les juridictions internes ont, conformément à la jurisprudence de la Cour, mis en balance le droit pour la requérante de manifester publiquement ses opinions et le droit des autres personnes à voir respecter leur liberté religieuse. Il expose qu’après avoir examiné de manière exhaustive le fond des déclarations litigieuses, les juridictions ont conclu qu’elles ne s’inscrivaient pas dans une discussion objective sur l’islam et le mariage d’enfants mais qu’elles visaient plutôt à diffamer Mahomet et qu’elles étaient dès lors susceptibles de provoquer une indignation légitime. Reconnaissant avec la Cour suprême que les rapports sexuels entre adultes et mineurs sont un objet de débat public et que, par conséquent, les limites de la critique admissible en la matière sont plus larges, il estime toutefois qu’en substance les déclarations de la requérante accusaient Mahomet de pédophilie et qu’elles manquaient à cet égard d’une base factuelle suffisante, qu’elles étaient méprisantes à l’endroit du prophète et qu’elles étaient, par conséquent, inaptes à contribuer à un débat public objectif. Invoquant la jurisprudence de la Cour, le Gouvernement plaide que les déclarations critiques susceptibles d’être perçues comme extrêmement insultantes et provocatrices par les croyants, et les attaques véhémentes, de caractère général, envers tel ou tel groupe religieux ou ethnique sont incompatibles avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention et que par conséquent elles ne sont pas protégées par le droit à la liberté d’expression. Il estime enfin que la peine de 120 jours-amende, soit un tiers de la peine maximale possible (360 jours-amende), au taux journalier de 4 EUR (le minimum légal), qui fut imposée était modérée.
2. Le tiers intervenant
38. S’exprimant en qualité de tiers intervenant, le Centre européen pour le droit et la justice défend l’idée que les déclarations qui s’apparentent à des jugements de valeur mais qui ne sont pas dépourvues de toute base factuelle, qui contribuent au débat public et qui ne constituent pas une incitation immédiate à la violence sont acceptables au regard de l’article 10 de la Convention. Invoquant les normes du droit international selon lesquelles le délit de blasphème devrait être aboli, il estime qu’une sanction pénale qui protège une croyance en soi et non les sentiments des croyants constitue une sanction pour blasphème. Il considère que l’article 188 du code pénal exerce un effet dissuasif propre à faire obstacle à un débat libre. Il ajoute qu’il n’est pas nécessaire, dans une société démocratique, de recourir à une sanction de nature pénale plutôt que civile pour protéger la liberté de religion.
3. Appréciation de la Cour
39. La Cour considère avec les parties que la condamnation pénale qui est à l’origine de l’affaire s’analyse en une ingérence dans l’exercice par la requérante de son droit à la liberté d’expression. Pareille ingérence enfreint l’article 10 si elle n’est pas « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes au regard de l’article 10 § 2 et « nécessaire dans une société démocratique » pour atteindre ce ou ces buts.
a) « Prévue par la loi »
40. La Cour observe que nul ne conteste que l’ingérence était « prévue par la loi », la requérante ayant été condamnée sur le fondement de l’article 188 du code pénal.
b) « But légitime »
41. Si la requérante soutient que ses propos n’ont jamais visé à dénigrer Mahomet, elle ne conteste pas que les incriminations pénales énoncées à l’article 188 du code pénal poursuivent un but légitime, à savoir protéger la paix religieuse. La Cour partage l’analyse du Gouvernement selon laquelle l’ingérence litigieuse visait à défendre l’ordre en préservant la paix religieuse, d’une part, et à protéger les sentiments religieux, autrement dit les droits d’autrui au sens de l’article 10 § 2 de la Convention, d’autre part.
c) « Nécessaire dans une société démocratique »
i. Principes généraux
42. La Cour rappelle les principes fondamentaux sous-jacents à sa jurisprudence relative à l’article 10, tels qu’elle les a exposés notamment dans les arrêts Handyside c. Royaume-Uni (7 décembre 1976, série A no 24) et Fressoz et Roire c. France ([GC], no 29183/95, § 45, CEDH 1999‑I). La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique et l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun. Sous réserve du paragraphe 2 de l’article 10, elle vaut non seulement pour les « informations » ou « idées » accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. La Cour observe en outre que l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression en matière de discours politique ou de débat sur des questions d’intérêt général (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 159, 23 juin 2016 et Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande [GC], no 931/13, § 167, 27 juin 2017). Ceux qui choisissent d’exercer la liberté de manifester leur religion consacrée par l’article 9 de la Convention, qu’ils appartiennent à une majorité ou à une minorité religieuse, ne peuvent par conséquent escompter le faire à l’abri de toute critique. Ils doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à leur foi (Otto-Preminger-Institut, § 47, İ.A. c. Turquie, § 28, et Aydın Tatlav, § 27, tous précités).
43. Ainsi que le reconnaît le paragraphe 2 de l’article 10, l’exercice de cette liberté comporte toutefois des devoirs et responsabilités. Il existe ainsi, dans le contexte des croyances religieuses, une obligation générale d’assurer à ceux qui professent ces croyances la paisible jouissance du droit garanti par l’article 9, en évitant notamment, autant que faire se peut, les propos qui, relativement à des objets de vénération, peuvent apparaître gratuitement offensants pour autrui et profanateurs (Sekmadienis Ltd. c. Lituanie, no 69317/14, § 74, 30 janvier 2018, avec d’autres références). Lorsque de tels propos vont au-delà du rejet critique des convictions religieuses d’autrui et sont susceptibles d’inciter à l’intolérance religieuse, comme, par exemple, dans le cas d’attaques inconvenantes, voire injurieuses, contre des objets de vénération religieuse, un État peut légitimement les juger incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui et prendre en conséquence des mesures restrictives proportionnées (voir, par exemple, mutatis mutandis, Otto‑Preminger‑Institut, § 47, et İ.A. c. Turquie, § 29, tous deux précités). En outre, les propos visant à propager, provoquer ou justifier la haine sur un fondement d’intolérance, notamment d’intolérance religieuse, échappent à la protection de l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Gündüz, précité, § 51).
44. Dans son examen du point de savoir si telle ou telle restriction aux droits et libertés garantis par la Convention pouvait passer pour « nécessaire dans une société démocratique », la Cour a maintes fois déclaré que les États contractants jouissent en la matière d’une marge d’appréciation (voir, par exemple, Wingrove, précité, §§ 53 et 58, et Murphy c. Irlande, no 44179/98, § 67, CEDH 2003‑IX (extraits)). L’absence d’une conception uniforme, parmi les pays européens, des exigences afférentes à la protection des droits d’autrui en matière d’attaques contre des convictions religieuses a pour effet d’élargir la marge d’appréciation dont les États contractants jouissent pour réglementer la liberté d’expression là où il peut y avoir atteinte offensante aux convictions personnelles relevant de la morale ou de la religion (Otto‑Preminger-Institut, § 50, Wingrove, § 58, İ.A. c. Turquie, § 25, Giniewski, § 44, et Aydın Tatlav, § 24, tous précités). Si les États jouissent d’une ample marge d’appréciation à cet égard, ils ont aussi, au titre de l’article 9 de la Convention, l’obligation positive d’assurer la coexistence pacifique de toutes les religions et de ceux qui n’appartiennent pas à un groupe religieux en veillant au respect de la tolérance mutuelle (Leyla Şahin c. Turquie [GC], no 44774/98, §§ 107-108, CEDH 2005‑XI, et S.A.S. c. France [GC], no 43835/11, §§ 123-128, CEDH 2014 (extraits)).
45. Un État peut donc légitimement estimer nécessaire de prendre des mesures visant à réprimer certaines formes de comportement, telle la communication d’informations et d’idées jugées incompatibles avec le respect de la liberté de pensée, de conscience et de religion d’autrui (voir, dans le contexte de l’article 9, Kokkinakis c. Grèce, 25 mai 1993, série A no 260‑A ; voir également Otto‑Preminger-Institut, § 47, et Aydın Tatlav, § 25, tous deux précités). Il appartient toutefois à la Cour de statuer de manière définitive sur la compatibilité de la restriction avec la Convention. La Cour effectue son appréciation en tenant compte des circonstances de la cause.
46. Dans cette perspective, il lui faut peser les intérêts contradictoires que met en jeu l’exercice de deux libertés fondamentales : d’une part le droit pour le requérant de communiquer au public ses idées sur la doctrine religieuse considérée, et d’autre part le droit des personnes concernées au respect de leur liberté de pensée, de conscience et de religion (Otto‑Preminger‑Institut, § 55, et Aydın Tatlav, § 26, tous deux précités).
47. Dans sa jurisprudence, la Cour distingue entre déclarations de fait et jugements de valeur. La question de savoir si les propos litigieux s’analysent en une déclaration de fait ou en un jugement de valeur relève d’abord de la marge d’appréciation des autorités nationales, notamment des juridictions internes (Prager et Oberschlick c. Autriche, 26 avril 1995, § 36, série A no 313). Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour peut toutefois modifier la qualification retenue au plan interne (Kharlamov c. Russie, no 27447/07, § 31, 8 octobre 2015, et Pinto Pinheiro Marques c. Portugal, no 26671/09, § 43, 22 janvier 2015).
48. Dans de précédentes affaires, la Cour a souligné que les jugements de valeur ne se prêtaient pas à une démonstration de leur exactitude. Dans le cas d’un jugement de valeur, l’obligation de prouver la véracité de ce qui est exprimé est impossible à satisfaire et porte atteinte à la liberté d’opinion elle-même, élément fondamental du droit garanti par l’article 10. Cela étant, lorsqu’une déclaration s’analyse en un jugement de valeur, la proportionnalité de l’ingérence peut être fonction de l’existence ou non d’une base factuelle suffisante car à défaut d’une telle base même un jugement de valeur peut se révéler excessif. Comme la Cour l’a déjà indiqué dans de précédentes affaires, la différence tient au niveau de la preuve factuelle qu’il convient d’établir (Jerusalem c. Autriche, no 26958/95, § 43, CEDH 2001‑II, Feldek c. Slovaquie, no 29032/95, §§ 73-76, CEDH 2001‑VIII, et Genner c. Autriche, no 55495/08, § 38, 12 janvier 2016).
49. Lorsqu’elle exerce son contrôle, la Cour a pour tâche non point de se substituer aux juridictions nationales, mais de vérifier sous l’angle de l’article 10 et à la lumière de l’ensemble de l’affaire les décisions rendues par elles en vertu de leur pouvoir d’appréciation. Il lui faut en particulier s’assurer que celles-ci étaient fondées sur une appréciation acceptable des faits (Vogt c. Allemagne, 26 septembre 1995, § 52, série A no 323, Jerusalem, précité, § 33, avec d’autres références), que l’ingérence litigieuse correspondait à un « besoin social impérieux » et qu’elle était proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis (İ.A. c. Turquie, précité, § 26, avec d’autres références). Sur ce dernier point, la Cour doit considérer l’atteinte litigieuse à la lumière de la teneur des déclarations incriminées mais aussi du contexte dans lequel elles s’inscrivaient. La nature et la lourdeur des peines infligées sont aussi des éléments à prendre en considération (voir, par exemple, Gündüz, précité, § 42). Si la mise en balance par les autorités nationales s’est faite dans le respect des critères établis par sa jurisprudence, il faut des raisons sérieuses pour qu’elle substitue son avis à celui des juridictions internes (Von Hannover c. Allemagne (no 2) [GC], nos 40660/08 et 60641/08, § 107, CEDH 2012).
ii. Application au cas d’espèce des principes susmentionnés
50. La Cour observe d’emblée que la présente affaire concerne une question particulièrement sensible et que les répercussions (potentielles) des déclarations litigieuses dépendent, dans une certaine mesure, de la situation qui prévalait dans le pays au moment où elles ont été faites et du contexte dans lequel elles s’inscrivaient. Par conséquent, nonobstant certaines des considérations formulées par les juridictions internes, concernant notamment la durée du mariage en question, la Cour considère que, mieux placées que la Cour pour apprécier quelles déclarations étaient susceptibles de troubler la paix religieuse dans leur pays, les autorités nationales disposaient en l’espèce d’une ample marge d’appréciation.
51. La Cour relève que les juridictions internes ont considéré que les propos litigieux avaient été tenus en « public » (paragraphe 14 in fine ci‑dessus). De fait, les séminaires avaient été largement annoncés sur Internet et au moyen de dépliants. Envoyés au nom du chef du Parti libéral (de droite), ceux-ci s’adressaient en particulier aux jeunes électeurs, auxquels ils faisaient l’article de « séminaires de haut niveau », dispensés dans le cadre d’un « programme d’enseignement gratuit ». L’intervention de la requérante était intitulée « Les bases de l’islam », et elle était présentée comme une analyse critique de la doctrine islamique qui devait servir de base à une discussion avec les participants des séminaires. Le titre donnait l’impression – trompeuse, rétrospectivement – que les séminaires contiendraient des informations objectives sur l’islam. Il apparaît que toute personne intéressée pouvait s’y inscrire et qu’il n’y avait aucune obligation d’être membre du Parti libéral. La requérante ne pouvait donc pas présumer que toutes les personnes présentes dans la salle seraient de la même sensibilité et partageraient ses vues très critiques à l’égard de l’islam, et elle devait s’attendre à compter aussi dans son auditoire des personnes susceptibles d’être heurtées par ses propos. Il importe peu, à cet égard, que les séminaires ne rassemblaient qu’une trentaine de participants en moyenne. Il s’avère que les propos de la requérante furent enregistrés par une journaliste qui participait au séminaire, puis rapportés au ministère public par l’employeur de celle-ci (paragraphe 9 ci-dessus).
52. La Cour rappelle qu’un groupe religieux doit tolérer le rejet par autrui de ses croyances et même la propagation par autrui de doctrines hostiles à sa foi dès lors que les déclarations en cause n’incitent pas à la haine ou à l’intolérance religieuse. En réalité, l’article 188 du code pénal (paragraphe 24 ci-dessus) n’incrimine pas tout comportement susceptible de heurter des sentiments religieux ou ayant un caractère blasphématoire. Il requiert que pareil comportement se produise dans des conditions de nature à provoquer une indignation légitime et vise ainsi à préserver la paix et la tolérance religieuses. La Cour relève qu’en l’espèce les juridictions internes ont amplement expliqué les raisons qui les avaient amenées à considérer que les déclarations de la requérante étaient de nature à provoquer une indignation justifiée, à savoir qu’elles n’avaient pas été formulées d’une manière objective visant à contribuer à un débat d’intérêt général et qu’elles pouvaient uniquement être comprises comme tournées vers le but de démontrer que Mahomet n’était pas digne d’être vénéré (paragraphe 22 ci-dessus). La Cour souscrit à cette analyse.
53. En déclarant « De quoi s’agit-il, sinon de pédophilie ? », la requérante citait, selon ses propres dires, une conversation qu’elle avait eue avec sa sœur, laquelle était d’avis qu’« il [fallait] formuler [l’accusation selon laquelle Mahomet était pédophile] autrement, d’une façon plus diplomate ». La Cour relève que la requérante se présentait comme une spécialiste de la doctrine islamique, expérimentée depuis un certain temps déjà dans la tenue de ce type de séminaires. Elle ne juge donc pas convaincant son argument consistant à dire que les déclarations litigieuses avaient été faites dans le cadre d’une discussion animée où une rétractation n’était pas possible (paragraphe 34 ci-dessus ; comparer avec Gündüz, précité). Elle partage donc l’avis des juridictions internes selon lequel la requérante ne pouvait ignorer que ses propos étaient en partie fondés sur des faits inexacts et susceptibles de provoquer un sentiment d’indignation (légitime). Elle rappelle dans ce contexte qu’en vertu des obligations positives découlant pour eux de l’article 9, les États parties à la Convention sont tenus d’assurer la coexistence pacifique entre les groupes et individus religieux et non religieux relevant de leur juridiction, en veillant à instaurer une atmosphère de tolérance mutuelle (paragraphe 44 ci-dessus). Elle fait sienne la conclusion, formulée par le tribunal régional dans son jugement du 15 février 2011, selon laquelle la présentation d’objets de vénération religieuse d’une manière provocatrice propre à heurter les sentiments des adeptes de la religion concernée peut s’analyser en une violation malveillante de l’esprit de tolérance, qui constitue l’un des fondements d’une société démocratique (paragraphe 15 in fine ci-dessus).
54. La Cour note que les juridictions internes ont qualifié les déclarations litigieuses de jugement de valeur sur la base d’une analyse détaillée de la manière dont elles avaient été formulées (voir, notamment, le paragraphe 18 ci-dessus). Elles ont estimé que la requérante avait attribué subjectivement à Mahomet un penchant sexuel général pour la pédophilie. Elles ont également observé que la requérante n’avait pas donné à ses auditeurs des informations neutres sur le contexte historique et que cela avait empêché tout débat sérieux sur ce point (paragraphes 14-15 et 17-18 ci-dessus). La Cour souscrit donc à l’analyse des juridictions internes selon laquelle les déclarations litigieuses s’analysent en des jugements de valeur dépourvus d’une base factuelle suffisante. La requérante plaide instamment qu’il convient de qualifier ses propos de déclarations de fait, mais elle n’a présenté aucun élément à l’appui, ni devant les juridictions internes ni devant la Cour.
55. Quant à l’argument de la requérante selon lequel il faudrait tolérer l’une ou l’autre déclaration individuelle dans le cadre d’une discussion animée, la Cour juge qu’il n’est pas compatible avec l’article 10 de la Convention de présenter des déclarations incriminantes sous le jour d’une opinion autrement acceptable pour en déduire que des déclarations qui outrepassent les limites admissibles de la liberté d’expression sont tolérables. Par ailleurs, la requérante a tort de considérer que les attaques inconvenantes dirigées contre des groupes religieux doivent être tolérées même lorsqu’elles sont fondées sur des faits inexacts (paragraphe 35 ci-dessus). Au contraire, la Cour a déclaré que les déclarations fondées sur des faits (manifestement) contraires à la vérité ne bénéficient pas de la protection de l’article 10 (voir, mutatis mutandis, Giniewski, § 52, précité, et Medžlis Islamske Zajednice Brčko et autres c. Bosnie-Herzégovine [GC], no 17224/11, § 117, 27 juin 2017).
56. Enfin, la Cour rappelle que la requérante a été condamnée à une amende modérée, puisque celle-ci ne s’élevait qu’à 480 EUR au total pour les trois déclarations, alors que le code pénal prévoyait jusqu’à six mois d’emprisonnement. Qui plus est, la peine de 120 jours-amende qui lui fut infligée se situait au bas de l’échelle des sanctions applicables, lesquelles pouvaient aller jusqu’à 360 jours-amende, et les juridictions internes appliquèrent le taux journalier minimum, soit 4 EUR. Certes, la requérante n’avait pas d’antécédents judiciaires, et cela fut considéré comme une circonstance atténuante, mais le caractère répété de l’infraction fut à bon droit pris en compte comme circonstance aggravante. Dans ces circonstances, la Cour estime que la sanction n’était pas disproportionnée.
57. En conclusion, la Cour estime que les juridictions internes ayant eu à connaître de l’affaire ont dûment pris en compte le contexte dans lequel les déclarations avaient été faites et qu’elles ont soigneusement mis en balance le droit de la requérante à la liberté d’expression et le droit des autres personnes à voir leurs sentiments religieux protégés et la paix religieuse en Autriche préservée. Elles ont cherché à déterminer la frontière entre la critique admissible de doctrines religieuses et leur dénigrement, et elles ont estimé que les déclarations de la requérante étaient de nature à susciter une indignation justifiée chez les musulmans. La Cour considère par ailleurs que les propos litigieux n’étaient pas formulés d’une manière neutre visant à apporter une contribution objective à un débat public sur les mariages d’enfants (voir, toutefois, Aydın Tatlav et Giniewski, tous deux précités), mais qu’ils s’analysaient en une généralisation dépourvue de base factuelle. Ainsi, en considérant que les déclarations de la requérante allaient au-delà des critiques admissibles dans le cadre d’un débat objectif et en les qualifiant d’attaques injurieuses envers le prophète de l’islam propres à exacerber les préjugés et à mettre en péril la paix religieuse, les juridictions internes sont parvenues à la conclusion que les faits en cause contenaient des éléments d’incitation à l’intolérance religieuse. La Cour considère qu’elles ont ainsi livré des motifs pertinents et suffisants et juge que l’ingérence dans l’exercice par la requérante des droits garantis par l’article 10 correspondait à un besoin social impérieux et qu’elle était proportionnée au but légitime poursuivi.
58. Par conséquent, la Cour estime qu’en reconnaissant la requérante coupable de dénigrement de doctrines religieuses, les juridictions internes n’ont pas outrepassé leur – ample – marge d’appréciation en l’espèce. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 10 de la Convention.
Fait en anglais, puis communiqué par écrit le 25 octobre 2018, conformément à l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement de la Cour.
Claudia WesterdiekAngelika Nußberger
GreffièrePrésidente