La révolution numérique de la justice n’a toujours pas eu lieu, dénonce l’Union syndicale des magistrats (USM) qui a écrit au ministère le 21 juin dernier pour alerter sur la situation. Stéphanie Caprin décrit les très nombreuses difficultés auxquelles sont confrontés magistrats et greffiers au quotidien en raison du retard technologique accumulé.
Quarante-six.
C’est le nombre de mails reçus la dernière semaine de juin dans un tribunal de région parisienne pour faire part d’incidents concernant des applicatifs informatiques Justice. Je vous invite à lire ce qu’est la réalité de la Justice du XXIe siècle, avec des exemples concrets tirés du quotidien des personnels judiciaires… 18 mois après un bilan déjà peu reluisant (ici), plongeons à nouveau dans l’enfer du numérique judiciaire, tel que l’Union Syndicale des Magistrats l’a à nouveau dénoncé dans une lettre adressée le 21 juin dernier à la Secrétaire Générale du ministère de la Justice (ici).
Retour en arrière…
En 2013 étaient déposés 4 rapports dans le cadre des travaux dit « Justice du XXIe siècle » dont l’ambition, encore affichée sur le site du gouvernement (là), était de « bâtir un système judiciaire efficace », d’« adapter le fonctionnement de la justice aux attentes des citoyens, la rendre plus proche, plus accessible, plus lisible et plus efficace ».
Il s’agissait du rapport Marshall, chargé de proposer une organisation judiciaire du XXIe siècle, du rapport de l’Institut des hautes études sur la Justice (IHEJ) relatif à l’office du juge, du rapport Nadal sur la modernisation de l’action publique, et du rapport Delmas-Goyon sur le juge au XXIe siècle. S’en est suivi un grand débat national en janvier 2014 qui a mobilisé 1 900 personnes, ayant abouti à plus de 2 000 contributions d’acteurs de la Justice sur le terrain. La loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, issue de ces travaux, a été promulguée le 18 novembre 2016, censée répondre à la « clochardisation de la Justice » dénoncée par Jean-Jacques Urvoas, alors garde des Sceaux, en avril 2016.
S’en suivait un « plan de transformation numérique » (PTN) du ministère de la Justice, élaboré en 2017 et doté d’un budget d’investissement de 530 millions d’euros, couvrant la période 2018-2022, dans une démarche de modernisation du ministère.
Constat d’échec visiblement car en fin de période un nouveau chantier était déjà amorcé : le 18 octobre 2021, le président de la République lançait en effet les « États Généraux de la Justice ». Un mois plus tard « la tribune des 3000 », signée dans Le Monde par 2/3 des magistrats, dénonçait une Justice surchargée, dans une vision gestionnaire et non humaine, et rejetait avec force le choix qui leur était imposé entre « juger vite mais mal ou juger bien mais dans des délais inacceptables » (ici). Le rapport Sauvé synthétisant le travail mené dans le cadre des États Généraux de la Justice, déposé le 8 juillet 2022 (là), faisait écho à ce cri des professionnels de terrain en le relevant dès ses tout premiers mots : « L’institution judiciaire se porte mal. Tous les professionnels qui concourent à son fonctionnement quotidien font part de leur profond malaise. » (p9).
D’après le ministère de la Justice, environ 50 000 personnes ont participé aux États Généraux de la Justice, dont 18 545 citoyens, 12 608 magistrats et agents du ministère et 8 725 détenus, avec au total plus d’un million de contributions individuelles ou collectives déposées. Le constat tel qu’il ressort du rapport Sauvé est implacable, les mots sont forts, les professionnels ont exprimé leur désespoir, leur honte, « l’état de délabrement avancé de la justice » est dénoncé : « Pour ceux qui travaillent à l’œuvre de justice, avocats, fonctionnaires et, au premier chef, magistrats, la justice rendue est loin de correspondre à la haute idée qu’ils s’en font. C’est un sentiment de désespoir, voire de honte, qui domine face au manque de moyens humains et matériels, d’appuis techniques efficaces et cohérents, face aussi aux réformes incessantes et à l’impossibilité de bien remplir sa mission, alors que les contentieux deviennent toujours plus complexes. » (p13), « les États généraux de la justice ont confirmé l’état de délabrement avancé dans lequel l’institution judiciaire se trouve aujourd’hui. » (p18).
S’agissant des conditions matérielles et plus particulièrement des outils informatiques dont il est spécialement question ici, le constat est catastrophique : « les conditions dans lesquelles la justice est rendue ne sont plus acceptables : les outils et les infrastructures informatiques sont insuffisants ou obsolètes. » (p19).
Dix ans après les chantiers « Justice du XXIe siècle », que peut-on dire concrètement de la situation informatique de la Justice en 2023 ?
Au-delà de l’instabilité du réseau privant régulièrement tout personnel de Justice de ses mails et/ou ligne téléphonique voire des applicatifs métiers « webisés », ce sont les outils informatiques quotidiens qui demeurent obsolètes malgré des années de promesses : nous attendons encore le déploiement total du projet « PORTALIS », lancé en 2015, et le volet pénal « PPN » (procédure pénale numérique) lancé en janvier 2018, ayant pour finalité la dématérialisation totale des procédures civiles et pénales de la saisine de la juridiction jusqu’à la transmission de la décision de justice sur un portail sécurisé. Les services informatiques locaux et régionaux ne sont pas des interlocuteurs efficaces, ils deviennent presque uniquement des relais des dysfonctionnements. La « transformation numérique de la justice » reste aujourd’hui un mirage, voici quelques exemples…
En matière pénale, le logiciel « PPN » déployé dans certains tribunaux, est censé permettre le « zéro papier », d’éviter la multi-saisie des mêmes informations (identités des parties, infractions…) à chaque stade de la procédure, d’interconnecter les applicatifs du ministère de l’Intérieur avec ceux de la justice. En réalité, il subit les flux incertains du RPVJ (réseau privé virtuel Justice) et les dysfonctionnements réguliers du bloc signature numérique, de sorte que la transmission d’un exemplaire papier demeure constamment réclamée aux services d’enquête. Les personnels judiciaires ont l’habitude de pallier les dysfonctionnements : un logiciel qui ne fonctionne pas, ce qui est souvent le cas, c’est le risque de la perte des données, l’impossibilité pour le tribunal de statuer, la potentielle remise en liberté des personnes déférées pour être jugées ! Tous les greffiers, tous les magistrats ont leurs trames de sauvegarde sur clé USB, voire sous format papier pour y ajouter à la main, ce qui est nécessaire pour permettre au procès de se tenir lorsque l’outil informatique ne fonctionne pas.
Les juges d’instruction subissent le logiciel « CASSIOPEE », non conçu pour répondre à leurs attentes, la suppression du juge d’instruction étant décidée au moment du développement du logiciel en 2010. Il présente des défaillances régulières, nécessitant des suspensions de service pour « mise à jour » et « maintenance », pendant de longues heures de nuit en métropole empêchant tout travail outre-mer compte tenu du décalage horaire. Les trames du logiciel, non modifiables et comportant des erreurs procédurales, font courir un risque réel de sécurité juridique, tout comme l’absence de trame pour des actes importants ou habituels (techniques spéciales d’enquête, refus de permis de visite ou de téléphonie…). Par exemple, pendant plusieurs mois, les procès-verbaux d’interrogatoire de première comparution ne comprenaient plus les mentions obligatoires s’agissant des requêtes en nullités, les procès-verbaux concernant des mineurs comprennent pour la plupart encore la mention de l’ordonnance du 2 février 1945 et non le Code de la justice pénale des mineurs entré en vigueur en septembre 2021, etc.
La fin « d’INTERNET EXPLORER » et la migration vers « MICROSOFT EDGE », qui a été opérée sans anticipation, imposent désormais aux utilisateurs de se loguer (identifiant et mot de passe à retaper entièrement) plusieurs dizaines de fois par jour, la déconnexion de l’applicatif étant automatique au bout de quelques minutes. Ce délai de déconnexion fait que toutes les trames doivent être préfusionnées à l’avance et enregistrées sur le poste de travail, car en cas de remplissage au fur et à mesure de l’acte d’instruction, une déconnexion intempestive fait perdre l’intégralité du contenu du document, le logiciel ne prévoyant aucune sauvegarde automatique et la déconnexion se faisant sans alerte préalable. Enfin, d’autres applicatifs métiers supposent une version de « WINDOWS » qui ne permet pas à « CASSIOPEE » de fonctionner, et inversement, les collègues doivent donc choisir quel applicatif ils souhaitent utiliser.
« CASSIOPEE » est utilisé également en matière pénale par les juges des enfants, sans être à jour de la réforme du Code de la justice pénale des mineurs, entrée en vigueur en septembre 2021 : les nouvelles étapes procédurales (disjonction à l’étape des sanctions notamment) ne sont pas prévues et certaines trames visent encore l’ordonnance de 1945 ou mentionnent le terme « TGI » (tribunal de grande instance) plutôt que « TJ » (tribunal judiciaire), réforme actée en août… 2019, applicable depuis le 1er janvier 2020 !
Les juges de l’application des peines ont supporté début 2023 de longues semaines de défaillance de leur logiciel « APPI » qui présente encore des lenteurs. Dans certains tribunaux, il a fallu des semaines pour que les données des situations traitées « à la main » soient réimplantées dans le logiciel. Le logiciel « GENESIS » présente des défaillances régulières, posant difficulté pour tout ce qui concerne les personnes détenues, les juges de l’application des peines sont donc les premiers impactés (impossibilité de préparer les commissions d’application des peines, les débats en milieu fermé, de traiter les permissions de sortir en urgence…). Cela impacte aussi les services pénaux (audiencement, juge des libertés et de la détention, instruction) s’agissant des extractions. Ce sujet est déjà particulièrement délicat compte tenu de l’obligation de négociation au cas par cas pour chaque extraction ou presque avec l’ARPEJ (autorité de régulation et de programmation des extractions judiciaires) du fait de ses sous-effectifs de personnel. Cela qui entraîne des désorganisations importantes d’audiences pénales et d’actes d’instruction, annulés au dernier moment faute que le détenu ait été extrait de la prison pour être amené au palais de justice.
La justice civile, tribunaux judiciaires, tribunaux pour enfants, cour d’appel, utilise au quotidien des applicatifs dénommés « WINCI-TGI », « WINEURS », « WINCI-CA » qui fonctionnent avec « WORDPERFECT », traitement de texte depuis très longtemps obsolète : Wikipédia nous apprend que ce logiciel a été utilisé dans les années 1980-1990 ! Il est incompatible avec « WINDOWS 10 », de sorte que ledit logiciel « plante » et se ferme spontanément régulièrement, obligeant la plupart des magistrats à rédiger avec un autre traitement de texte et à passer par un « copier-coller » avec ses risques d’erreurs, la mise en page à refaire entièrement et autres désagréments. Parfois « WINEURS » se ferme spontanément toutes les trente secondes faisant perdre tout le travail non enregistré, de sorte que les greffiers ne prennent plus de note d’audience sur le logiciel mais passent par l’exercice du « copier-coller » à partir d’un autre traitement de texte. En outre, le logiciel non webisé ne permet pas de travail à distance, et sans interconnexion au niveau régional et national, il est également impossible pour les juges des enfants de savoir si un mineur qu’ils suivent bénéficie déjà d’un autre suivi ou si un parent est suivi pour d’autres enfants dans un autre tribunal.
En matière civile, au-delà de l’usage de WORDPERFECT déjà décrit, la difficulté essentielle vient de l’inadéquation du logiciel « RPVA » (réseau privé virtuel des avocats) aux besoins des différents acteurs de la mise en état, notamment du fait de l’absence d’interface unique du « RPVA ». En effet, le « RPVA » offre une présentation et des fonctionnalités différentes aux utilisateurs en juridiction d’une part et aux avocats d’autre part, alors même que ce logiciel est prévu pour sécuriser et faciliter les échanges entre les juridictions et les avocats ! Ainsi par exemple, les avocats l’utilisent comme messagerie alors qu’une fois le message traité par le greffe, celui-ci disparaît sans qu’aucune trace ne puisse être gardée en procédure. Cela crée des tensions parfois fortes entre les avocats, qui ne comprennent pas pourquoi le greffe leur demande d’utiliser une autre voie de communication, et les services de greffe qui, du fait de leur charge de travail, ne peuvent pas toujours répéter les explications pédagogiques aux dizaines d’avocats qui les sollicitent.
La qualité des numérisations est unanimement dénoncée, du fait généralement d’un manque de personnel qui numérise en basse qualité ou qualité « brouillon » pour gagner du temps, ce qui permet à peine la lecture des procédures, limite les possibilités de recherches, et empêche ultérieurement l’océrisation du document et l’extraction de parties de la procédure pour rédiger les ordonnances, jugements, réquisitions. Quelle utilité d’une procédure de 500 pages numérisée en bloc dont la seule possibilité est d’en lire tout le contenu en faisant défiler page par page avec la souris ? C’est pourtant comme cela que ça se passe dans la majorité des tribunaux chaque jour pour des dizaines de dossiers !
Il faut également rappeler que le casier judiciaire est encore inaccessible en fin de semaine, comme s’il n’y avait pas de défèrements le dimanche…
Enfin, concernant le versant statistique/recueil de données, les applicatifs pénaux ne permettent aucun suivi global ni édition de statistiques exploitables, de sorte que pour une bonne gestion des cabinets d’instruction ou des permanences par le parquet, les magistrats sont amenés à créer leurs propres fichiers Excel de suivi, dont certains ont été qualifiés d’illégaux par le juge administratif (cf. décision du tribunal administratif de Lille) comme contenant des données personnelles en violation des prescriptions de la CNIL. Ces difficultés résultent de l’impossibilité de pouvoir obtenir de simples statistiques sur les nombres de garde-à-vue ou de décisions d’orientation sur un temps donné et pour certaines catégories d’infractions.
De manière plus large, les greffiers tiennent ainsi des statistiques de façon manuelle chaque mois, dans chaque service, couramment appelées « bâtonnage », pratique présentant des risques d’erreurs importantes et générant une perte de temps non négligeable, qui devient inadmissible dans le contexte de surcharge de travail désormais objectivé.
Conclusion : la justice est au mieux en 1990 !
Ces exemples concrets ne sont pas exhaustifs, mais ils sont des illustrations de ce qui obère les conditions de travail quotidiennes des personnels de la Justice, générant un stress important et un sentiment oscillant entre lassitude et désespérance. Ces problématiques, pour la plupart connues de longue date, sont régulièrement remontées au ministère par les utilisateurs en toutes occasions, et notamment lors d’audits informatiques locaux, mais sans qu’une évolution positive durable ne suive ces efforts pédagogiques d’explications des difficultés rencontrées et d’expressions des besoins.
La révolution technologique n’a toujours pas eu lieu au ministère de la Justice, l’outil informatique constitue encore trop souvent un « irritant » ou même une embûche pour les personnels judiciaires, qui se sentent bien loin de la communication parfois auto-satisfaite, parfois incantatoire, du ministère qui met en avant d’autres sujets paraissant accessoires (application justice, RPVA avocat, Wifi dans les tribunaux, participation au salon Vivatech…) alors que l’essentiel et le quotidien ne sont pas assurés.
En effet, l’application mobile « justice.fr », promesse du garde des Sceaux dans son discours présentant la suite des États Généraux de la Justice le 5 janvier 2023, a été lancée dès avril 2023 (ici). C’était peut-être nécessaire, mais au quotidien dans les tribunaux, les professionnels ont besoin d’outils efficaces, à jour des nombreuses réformes, qui soient des aides facilitant leur travail, et non des « chausse-trapes » rajoutant des contraintes à leur surcharge de travail et une pression supplémentaire face au risque de manquer une erreur générée par le logiciel !
Il est urgent d’agir et de faire enfin entrer la Justice dans le XXIe siècle technologique