C’est à l’une des réalisations effectives, en matière de développement humain durable et d’aménagement du territoire que le contribuable veut juger non seulement le coût et la qualité des services rendus par les collectivités locales mais également les effets à moyen et à long terme des politiques mises en œuvre. A cet égard, on peut regretter que la mission des institutions supérieures de contrôle (ISC) soit beaucoup plus axée sur le contrôle que sur l’évaluation. Celle-ci « se distingue des autres techniques d’audit et de contrôle en vigueur dans les ISC, et notamment l’audit de performance, qui représente l’activité principale des ISC, c’est une démarche plus ambitieuse, qui amène à porter un jugement non seulement sur l’efficience, mais aussi sur la cohérence des moyens juridiques, financiers ou humains et surtout sur l’efficacité de la politique, c'est-à-dire l’adéquation de ses résultats à ses objectifs c’est aussi une démarche aux méthodes plus exigeantes, qui fait appel à des techniques statistiques ou à des études économiques ou sociologiques.[1]
Dans un environnement socio-économique exigeant, une collectivité locale citoyenne doit être gérée, en effet, d’une manière saine pour pouvoir assurer les intérêts des populations, notamment par la livraison des services de qualité, pour cela, elle doit être inventive et gestionnaire des ressources de la collectivité, significatives des deniers publics, de l’argent des contribuables et de l’intérêt général, est ce que les cours régionales des comptes pourront en vertu du seul pouvoir exclusif de la sanction, imprimer plus de vigueur et de rationalité à la gestion locale ? Le premier regard sur les cours régionales des comptes peut donner l’impression que la question de démarrage est une question purement technique liée au management interne du contrôle, s’il en était ainsi nous serions placé devant un «système fermé de contrôle » dans lequel la fréquence de contrôle serait déterminée une fois pour toute. Or ce système est parfaitement ouvert à un environnement complexe et en pleine mutation en témoignent :
- Les données d’entrée en provenance de l’environnement.
- Le processus de transformation qui comporte les données internes de l’organisation.
- Données de sortie vers l’environnement (services rendus au public, rapport de qualité permettant d’améliorer la performance et d’évaluer les risques auxquels se heurte la gestion publique.[2]
1- La transparence financière et les cours régionales des comptes :
L’interaction voire l’enchevêtrement des processus économiques sociaux et financiers, inhérents à la complexité[5] croissante de la gestion locale moderne, produit des circuits d’information et de décisions souvent occultes « La demande de l’efficacité et donc de transparence intervient comme un facteur explicatif de cette distorsion et de la perte de visibilité, et pour éviter les dérapages inhérents au secret et à l’opacité, « il faut que, pour disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » selon Montesquieu.
La transparence financière est une condition sine qua non de l’efficacité de la gestion publique, et partout, de la gestion des fonds consacrés à la lutte contre la pauvreté, à la santé et à l’éducation, à un environnement sain et à la paix ; [6] la Banque mondiale, est à prendre au sérieux mais, pour ce qui nous concerne, il faut éviter de se tromper de combat en faisant de la transparence, la raison d’être suprême des CRC, ce qui est par ailleurs soutenable d’un point de vue éthique mais impraticable sur le plan sociopolitique. Il ne s’agit nullement de faire l’éloge du secret ou de l’opacité des institutions mais de souligner qu’il est naïf ou illusoire de faire jouer aux CRC le rôle de gardien incorruptible du temple de la démocratie locale. A cet égard, on peut se poser la question suivante : Les cours régionales des comptes sont-elles des institutions qui vont faciliter la gestion démocratique des affaires locales ou au contraire ne seront-elles qu’un contrôle de plus voire un frein aux initiatives locales ?[7] C’est dans la perspective de favoriser de telles initiatives que la quête de transparence s’inscrit dans le travail des CRC. Ce qui peut naturellement imprimer à la gestion locale plus d’ouverture. On l’aura compris, ce qui est en jeu ici c’est l’aptitude des CRC à prendre effectivement part, autant par la sanction que par l’information et l’aide à la décision, dans le processus de rénovation du travail des élus et décideurs locaux, et, partout, éclairer le débat public sur les conditions de la gestion d’ensemble de la cité.
En général, la gouvernance publique renvoie aux interactions et au partenariat stratégique entre l’Etat, le secteur privé et la société civile, elle insiste également sur la capacité des institutions et des politiques démocratiques à générer performance[8] et bien être économique, justice distributive et paix sociale. Par ailleurs, l’imputabilité publique d’un tel système fait référence au fait que « l’obligation de rendre compte est la clé de la bonne gouvernance. Si les dirigeants de la vie publique mènent leurs activités dans un environnement où la reddition de compte, est de rigueur, il n’y aura guère de place pour un relâchement des normes d’intégrité. Les freins et contrepoids prévus par la loi et les systèmes, procédures et méthodes garantiront la reddition de comptes et permettront aux gouvernements d’accorder l’importance voulue à l’économie, l’efficience et l’efficacité.[9] Bien que l’efficacité économique, l’économie et la concurrence soient importantes en tant que critères d’imputabilité, ce qui rend la gouvernance publique vraiment publique et ce qui la distingue du management dans le secteur privé, c’est son imputabilité par rapport à un ensemble unique de missions et de normes publiques telles que la représentation, l’égalité, l’impartialité, l’intégrité, la justice et la citoyenneté.[10] En effet, la primauté croissance des critères économiques dans la réalisation de l’imputabilité de la gouvernance publique ne doit pas écarter celle-ci des normes sociopolitiques permettant le fonctionnement d’une société démocratique : Le développement humain et le respect des droits de l’homme font partie de ces normes sociopolitiques suprêmes dont l’effectivité oriente et guide non seulement la reddition des comptes mais également et surtout l’ensemble de l’édifice démocratique d’une société.
Sans doute faut-il rappeler que la reddition des comptes ou l’imputabilité publique n’est pas une idée neuve, elle est depuis toujours une préoccupation majeure de toutes les civilisations. Pour la société musulmane des premiers Khalife on nous dit que « Omar Ibn Khattab exerçait un pouvoir direct populaire et démocratique et convoquait chaque année à l’occasion du pèlerinage ses gouverneurs qui devaient rendre compte publiquement de l’administration des populations qu’ils géraient. Ils étaient souvent confrontés à des contradicteurs populaires en présence du calife, pour une période historique plus récente, et qui concerne la révolution française, on peut lire dans l’article 15 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen :[11] La société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration.
Les observations des CRC sur la gestion locale comme les rapports, à venir, de la cour des comptes doivent faire l’objet d’une large publicité dans la société globale, c'est-à-dire non seulement auprès des décideurs pour les informer sur les lacunes de leurs actions et les inciter à les rectifier ultérieurement, mais également auprès du grand public pour renforcer la « veille civique » des citoyens, la reddition des comptes, érigée en principe constitutionnel[12] dans les démocraties modernes, doit en effet favoriser la transparence et la confiance des citoyens dans l’administration et dans les décisions publiques.
2- Stratégie de l’évaluation démocratique :
Les idéaux ont de curieuses qualités, entre autres celle de se transformer brusquement en absurdité quand on essaie de s’y conformer strictement.
Ce constat de Robert MUSIL doit inspirer le travail des CRC qui est beaucoup plus fondé sur le contrôle du respect de la discipline budgétaire que sur l’évaluation des politiques locales.[13] Il consiste essentiellement dans l’utilisation de méthodes comptables et de recherches, plus ou moins, systématiques pour constater, apprécier et sanctionner les irrégularités financières d’un programme, d’une politique ce comportement, bien qu’il soit utile, risque de freiner énormément les transformations et les initiatives nécessaires pour améliorer la gestion locale, et donc le passage d’un système de contrôle de la régularité, fondamentalement articulé sur le respect d’une norme, à un système de l’évaluation plurielle, moins formaliste, s’appuyant sur une culture partagée de la communication et de la négociation. En ce sens, le travail des CRC et plus généralement, l’évaluation des politiques locales,[14] doit être, conçu comme un espace de médiation entre les différents acteurs de la vie locale, en vue de l’appropriation progressive des résultats des audits ». La capacité à gouverner n’est pas liée uniquement à l’exercice de prérogatives institutionnelles ou légales mais suppose la construction de coalitions, et d’aménagements par lesquels des institutions détentrices de la puissance publique et des acteurs privés détenteurs de ressources fonctionnent ensemble, coopèrent pour gouverner, c'est-à-dire pour élaborer et appliquer des politiques, il est à craindre que l’emprise du centralisme bureaucratique du makhzen ne dresse des obstacles à toute gestion inventive des CRC et ne réduise fortement les effets positifs attendus sur la gestion locale.
L’orientation vers le centre du jeu politique local affaiblit toute velléité d’autonomisation de la vie locale au Maroc, et cette orientation n’est nullement favorable à l’évaluation démocratique et plurielle des politiques locales, une telle évolution risque de mettre à jour non seulement l’incompétence et les compromissions de bon nombre d’élus locaux englobés dans un système central hégémonique mais elle risque surtout de pointer les contradictions de la démocratie locale au Maroc, à savoir le décalage entre les finalités affichées et les finalités vécues des dispositifs institutionnels décentralisateurs. On peut lire, par exemple, dans un document du programme MEDA que le Maroc dispose d’un système de fiscalité locale complexe et peu transparent.[15]
Sa gestion est éclatée sur deux administrations différentes « Ministère de finances et ministère de l’intérieur », les procédures de gestion et de recouvrement sont lourdes et peu efficaces et le rendement quantitatif très limité. Devant de telles insuffisances, que faire des résultats de l’évaluation de la politique fiscale de l’Etat marocain envers ses collectivités locales ?
En raison de cette liaison étroite avec l’action de l’Etat, l’évaluation est souvent le siège d’enjeux sociopolitiques intenses,[16] et l’on peut espérer que la démocratisation en cours au Maroc permettra l’émergence puis la consolidation d’une culture de l’évaluation démocratique, celle-ci est devenue à la fois le grand défi et le point d’appui de l’efficacité et de l’efficience toute politique. Cet impératif de l’action publique moderne, soutenu dans les pays développés par une longue tradition de démocratie pluraliste et conflictuelle, est de nos jours promu, par des organisations internationales aussi différentes que la Banque mondiale, les Nations Unies ou l’Union européenne, au rang de remède pour de nombreux problèmes dont souffrent les pays du « tiers-monde ».
En tout cas, la conjoncture historique actuelle au Maroc constitue un moment crucial pour s’interroger sur ce que l’analyse et l’évaluation des politiques publiques ont à dire sur les enjeux, les conditions et les moyens de travail des cours régionales des comptes vers la gouvernance financière locale.
[1] INTOSAI site Internet : www.intosai.ccomptes.fr.
[2] GOETZ .Hubert « Le conseil et les institutions régionales de contrôle externe ». Recueil des exposés du 4ème congrès EURORAI. P 60-69.
[3] HARAKAT, M. Docteur d’Etat de l’Université Mohammed VI. Rabat.
[4] HARAKAT .Mohamed, Les cours régionales des comptes au Maroc, guide pratique du contrôle des finances locales, El Maârif Al Jadida. Rabat. 2004. p 18.
[5] . PAPDOPOULOS, Yves, Complexité et politiques publiques, Edition Montchrestien. 1995. p 156.
[6] . LIBAERT .THierry, La transparence en trompe l’œil, Edition Descartes. Paris. 2003. p 20-21.
[7] GAUDIN, Jean Pierre « Pourquoi la gouvernance ? ». Paris. Presse de sciences politiques. 2002. p 65-66.
[8] La GAP : la gestion axée sur la performance, est devenue au cours des dernières années la locomotive, dans le domaine de l’administration publique, des changements annoncés par certains gouvernements ou recommandés par des organismes d’aide au développement. Il s’efforce d’évaluer la pertinence des outils de la GAP en allant d’une catégorie de cas concrets de gestion financière pour lesquels les outils de la GAP sont peu ou pas pertinents à une catégorie de cas concrets de gestion pour lesquels ces outils sont très pertinents, CF PAPILLON Benoît Mario « les outils de gestion publique axée sur la performance dans le contexte africain : recherche d’une pertinence au-delà du paradoxe » RFFP n° 98 juin 2007 p 151.
[9] M. Shansul Haque. « Importance de l’imputabilité dans la nouvelle approche de la gouvernance publique ». RISA. Vol. 66 n°4. 2000. p 723-24.
[10] L. Brousky, Makhsémité et modernité : Révolution tranquille d’un roi, Editeur El Maârif El Jadida. Rabat. 2002. p 288.
[11] La déclaration qui était le 26 Août 1789.
[12] FIKRI, Abdelkebir « La constitutionnalisation du contrôle supérieur de l’exécution des lois de finance ». Revue marocaine de droit et d’économie. 2003, n°20 p 247.
[13] MUSIL, Robert, L’Homme sans qualité, Cité par J. Mace-Scaron. « L’Homme libéré ». Editeur Plon. 2004. p 43.
[14] LAGHZAOUI Fadwa. « Evaluation des politiques publiques locales vers la bonne gouvernance ». Du gouvernement à la gouvernance. REMALD. N°25. 2001. p 189-213.
[15] MEDMAROC. Programme indicatif national 2005-2006. Partenariat avec Euro-Med. Site http://europ.en.int.
[16] MONNIER, E, Evaluations de l’action des pouvoirs publics, Economica. Paris. 1987. p 11.